Joker : Requiem pour un fou [1/3]

Note du Rédak Chef : vous êtes ici sur le premier article d’une série de trois consacrés au Joker, un film que l’on a tout particulièrement aimé à la rédac, et qui mérite qu’on s’y penche sérieusement sous plusieurs angles. Sur ce, je vous laisse avec KaMelaMela ! Bonne lecture !

Il y a des jours comme ça où les astres s’alignent. Tu es au travail mais tu n’as envie de tuer personne, il fait presque beau dehors et ton chat n’as pas confondu la litière et le canapé pour la première fois depuis des plombes. Tu débauches et tu files au cinéma en te disant que peut être, avec chance tu verras un bon film. Tu t’assois, tu savoures l’avant séance… et paf, pas de bol, Lazylumps est aussi dans la salle, et il s’agite en balançant sa main dans un salut grotesque de l’autre bout de la salle. Tu as un peu honte, mais ça passe vite. Rien ne te gâchera ton moment avec ce film, qui te fait bander alors que tu n’en as vu que quelques extraits (et que accessoirement, tu es une meuf). La lumière s’éteint, Lazylumps se concentre lui aussi, tu le vois de loin, il plisse les yeux pour lire les sous-titres car il est à moitié aveugle à 29 ans et que le film est en VO (PS : évidemment. NE VOUS AVISEZ PAS DE LE VOIR EN VF !).

Soudain, tu as l’impression d’avoir rendez-vous avec ton destin.

Et bordel, quel destin.

Un Uppercut dans la tronche

Si on devait résumer Joker, une énorme claque dans la tronche vaudrait mieux que toutes les expressions du monde. Mais comme j’ai pas le droit de te frapper, toi qui lis ces lignes d’un œil morne et endormi, j’vais devoir trouver les mots.

Comme tu l’as déjà sûrement compris, il s’agit ici d’un film sur la genèse du vilain le plus connu de Gotham, j’ai nommé le Joker. Bad guy énigmatique, puisqu’on ne sait jamais vraiment qui il est, d’où il vient, et ce qui l’a rendu ainsi. Beaucoup de questions auquel Todd Phillips et Joaquin Phoenix vont essayer de répondre pendant deux heures.

Dans le film, on suit la vie d’Arthur Fleck, trentenaire weirdo et inadapté, qui vit avec sa mère et survit de petits boulots. L’homme est un loup pour l’homme, et Arthur est la cible toute désignée d’une société où la différence est souvent le signe d’un ostracisme. Puis Arthur rit beaucoup, fort et à des moments inconvenants. Il se trimbale avec sa petite carte plastifiée expliquant qu’il est atteint d’une maladie neurologique et qu’il n’y peut rien, mais ça fait pas beaucoup marrer ceux qu’il rencontrent. L’est pas méchant Arthur, l’est pas comme toi et moi, c’est tout. Puis, Arthur, il en prend souvent plein la gueule par ses congénères.

Au fond, Arthur galère.

Galère à être celui qu’il est censé être. Galère à se soigner. Galère à être un crevard moyen, jamais trop pauvre pour qu’on puisse lui tendre la main et se sentir généreux, jamais suffisamment riche pour sortir la tête de l’eau. Le mec est en survie constante, encaisse les coups malgré sa silhouette frêle, et s’évade dans un monde où son présentateur de talk show favori devient une figure paternel. Arthur a besoin de reconnaissance, mais à un point primitif. Il a besoin que quelqu’un le regarde dans les yeux et lui confirme qu’il existe. Mais Gotham est une ville froide pour un type comme lui. Et bien que notre personnage principal évolue au sein d’une mégalopole qui détourne le regard devant la misère des gens qu’elle laisse sur le carreau, la solitude est là à chaque plan, omniprésente, au point d’en devenir un personnage à part entière.

Tout au long du film, on assiste à la métamorphose d’Arthur qui en a marre de manger un peu plus de merde sur la tartine tous les matins. Il voudrait que le monde soit joyeux… Il voudrait que sa vie ait un sens... Il aimerait être un émissaire de la joie dans un monde sombre où sourire à quelqu’un dans le métro demande trop de sacrifices.

Là où Joker est très fort, c’est qu’il arrive en deux heures à faire ce que de nombreuses séries échouent à faire en plusieurs saisons : transformer un antagoniste que l’on a envie d’aimer et pour qui on a de l’empathie monstre. Il est trop simple de décrire les anti-héros comme des êtres dénués de toute humanité, marqués au fer rouge du sceau de la sheitanerie absolue. Il n’en est que très rarement le cas. Joker raconte l’histoire d’un mec qui se fait broyer par un système implacable, gigantesque et bien plus fort que lui. Un mec qui ressort brisé de s’être frotté à un monde qui ne le comprend pas, qui l’isole et l’ostracise. Un mec qui, fatalement, décide de rendre coup pour coup. Comme il le dit dans le film, à quel moment en élevant les gens comme des chiens galeux, on ne se doute pas que la meute va attaquer ? Car même si la main nourrit, elle n’en est pas moins très douée pour étouffer dans l’œuf et en se bouchant le nez d’un air dédaigneux tout air qui ressemblerait plus ou moins à de la révolte.

Alors bien évidemment, la façon qu’a Arthur de faire face à la révolte qui l’envahit est disproportionnée. Elle n’est que fureur et violence. Parce qu’Arthur est malade mentalement, et c’est un des sujets du film. Les pères Lacensure sont déjà en train de clouer au pilori le film pour cette raison notamment, cette description de la maladie mentale. Comme si aucune fiction n’était possible. Bien sûr qu’Arthur a un putain de gros problème et à aucun moment le film n’essaye de légitimer ses actes de violence, qui sont toujours filmés de façon crue, médicale et sans crier gare. Comme dans la vie en fait. Le film, qui joue sur une montée en puissance de la violence, n’enrobe jamais la chair meurtrie dans une montagne de sucre et ne la sublime pas. La fureur est montrée, là, crue elle aussi, car c’est un des principaux sujets du film : comment canaliser la rage qu’on peut éprouver face à un système qui nous envoie son mépris à longueur de temps ?

Arthur a une solution. Un alter ego. Aussi classe qu’il est plouc, aussi dandy qu’il est gauche. Aussi monstrueux qu’il est en retenue. Un joker dans la manche. Le temps d’une scène de transformation mythique dans des escaliers (Arthur quitte Fleck pour endosser le 3 pièces violet du Joker) le monstre se libère de ses chaînes qui ont fait un bruit de grelot tout le long du film, lassé de ne pas être entendu. Ils ont détourné le regard devant lui, trop mal à l’aise ? Ils seront captivés par les pas de danse du Joker. La chenille se transforme en papillon et dieu sait que le changement se fait dans le sang et le soufre.

So long Arthur, here comes Joker.

L’addition et un Oscar pour Joaquin

Dans le rôle titre, les mots manquent pour parler de Joaquin Phoenix. Les superlatifs pleuvent partout dans la presse, lui prédisant l’Oscar du meilleur acteur en février prochain, mettant en avant la versatilité de sa carrière et son point d’orgue, ce rôle. Car ce cher Joaquin ne joue pas un rôle, mais trois.

Celui d’Arthur tout d’abord, ce loner dont je t’ai fait le portrait plus haut dans l’article, qu’il joue avec l’élégance d’un danseur étoile dans les moments de grâce, et l’animalité d’un chien battu et laissé au bord d’une route. Il regarde les gens comme un enfant de sept ans découvrant le monde, émerveillé par tant de non-sens autour de lui.

Le Joker ensuite, qui est affranchi de toute les règles qu’Arthur a tenté de suivre le long du film. Dandy débonnaire sans foi ni loi, mieux vaut être dans ses petits papiers. Symbole d’une rage et d’un soulèvement populaire, ce clown rit de tout ce qui n’est pas bon de rire. On reconnaît à peine le visage de Phoenix sous cette couche de maquillage, et les yeux de chien battu laissent place à la folie débonnaire dont le Joker fait preuve sans aucun filtre.

Puis par moments furtifs, un troisième personnage s’aperçoit. Un mélange des deux. Le temps d’une scène à l’arrière d’une voiture de police, la tête contre la vitre, Arthur et le Joker se superposent. On a l’impression qu’Arthur se découvre lui aussi, aussi surpris que nous de ce drôle de bonhomme au visage blanc qui a pris sa place quelques heures. Il est fier de ce qu’il a fait. Il a trouvé sa place. Là, à la lumière des néons de la ville et des gyrophares, nous retrouvons les traits de Joaquin Phoenix qui semble redevenir Arthur. L’espace d’un instant. Nous retrouvons l’émerveillement devant les faits accomplis. Il a réussi. Les gens savent qu’il existe désormais. Plus personne ne peut le nier.

Parler de ce film, c’est aussi parler des influences dont il a été nourri. On retrouve de façon habile dans ce Joker de Todd Phillips (qui jusque là avait réalisé de la comédie grand public comme la trilogie Very Bad Trip puis du cinéma un peu plus pop avec War Dogs) beaucoup de références à du cinéma d’époque, l’action se déroulant au début des années 1980. Impossible de ne pas penser à Martin Scorsese et sa Valse des pantins, film sorti en 1982, qui contait l’histoire d’un comique raté prenant en otage son animateur TV favori. Le lien est encore plus fort lorsque qu’on sait que dans ce dernier, le comique raté était Robert de Niro, et dans Joker, celui ci tient le rôle de l’animateur TV si cher aux yeux d’Arthur. Qui a dit que l’art imitait la vie ?

On notera aussi la magnifique photographie de Lawrence Sher, invoquant le cinéma américain dans ce qu’il a de plus grandiose, en rendant hommage aux films de gangsters des années 1980 autant qu’à Sidney Lumet. Quand je te disais que le film est une mandale dans la tronche, tu vois que je pesais mes mots ?

Joker est indéniablement un des films de l’année, voir de la décennie. Mettant en avant les problématiques actuelles de la société, à savoir l’isolement des plus fragiles, la révolte d’un peuple qui en bave trop et la colère urbaine, le film se fait le miroir distordant de ce qui se passe de nos jours dans différents pays du monde. Joker digère les influences de ses prédécesseurs et le climat actuel pour mieux les recracher quelques plans plus loin, au détour d’une critique acerbe sur la société spectacle et capitaliste en tant qu’idéal. Joaquin Phoenix est ici au firmament de son talent, donnant corps et âme à son personnage lugubre, clown triste d’une époque qui ne donne plus tellement l’occasion de se fendre la gueule.

Note du Rédak Chef : vous êtes ici sur le premier article d’une série de trois consacrés au Joker, un film que l’on a tout particulièrement aimé à la rédac, et qui mérite qu’on s’y penche sérieusement sous plusieurs angles. La suite, ce sera l’article de Flavius qui s’est employé à défoncer les critiques avec panache et finesse (comme toujours) et notre émission Trolloscopie !

KaMelaMela

Kamélaméla aime deux choses: la blanquette et Eddy Mitchell. Sinon, de temps en temps, elle va au ciné. Voila, vous savez tout.