Joker : du spleen à la rage, chronique d’une colère sociale avant tout [2/3]

Note du Rédak’ Chef : vous êtes ici sur le deuxième article d’une série de trois consacrés au Joker, un film que l’on a tout particulièrement aimé à la rédak’, et qui mérite qu’on s’y penche sérieusement sous plusieurs angles. Sur ce, je vous laisse avec Flavius ! Bonne lecture !

J’ai rarement la main heureuse quand il s’agit d’aller au cinéma, enfin, disons que je suis une des nombreuses victimes collatérales des bandes annonces. Ces dernières, animées de je ne sais quelle malfaisance inhérente à leur condition, se paient systématiquement le luxe de m’induire en erreur quant au film dont il va être question. J’étais enthousiaste après celle du Godzilla de 2014 et confiant après celle de Wonder Woman… ce furent de douloureuses séances parcourues de spasmes difficilement contenus et de rires nerveux. Au contraire, la bande annonce de Joker m’avait laissé une détestable impression de niaiserie… Bref, je suis nul en bande annonce, hémiplégique du teaser. J’en ai souffert mais cette séance rattrape les heures misérables passées à me lamenter sur mes 10 euros données à une sombre bouse. 

Libéré, délivré

Joker est un film extraordinaire, autant commencer par là : c’est une brillante synthèse entre les exigences du film d’auteur et les éléments nettement plus pop culture. Dans mon classement personnel, plein d’objectivité et de science filmique, il se retrouve dans la catégorie de Grave de Julia Ducournau. Et j’ai le secret espoir qu’ils fassent date, qu’ils soient à l’origine d’une inflexion dans le cinéma contemporain, qu’ils nous permettent de sortir des Blockbuster décérébrés marvéliens et des autres pantalonnades estampillées DC. Souhaitons que des réalisateurs retrouvent un peu de confiance sur des budgets moins gargantuesques et qu’ils puissent prendre un peu plus de risques. Ici sur un budget de 55 millions (ce qui n’est déjà pas mal) on ressent bien que l’intention de l’auteur est nettement moins corsetée par les volontés consensuelles des producteurs voulant taper large. Le film n’en a que plus de sel, il a des choses à raconter, quand bien même elles soient « clivantes » (on y reviendra) et bordel ça fait du bien ! Enfin une démarche d’auteur totale, qui fait sens dans sa globalité.

Joker, de ce fait, est une œuvre avec une grande homogénéité, qui déroule son récit de façon efficace, à travers des scènes qui  apportent chacune quelque chose à l’intrigue. Rien n’est parfaitement gratuit ; le Joker danse ? Il se réapproprie son corps, transcende son introversion maladive. Et cette globalité permet de traiter efficacement des thématiques fortes qui n’ont pas toujours été bien comprises.

Le néolibéralisme en PLS

La toile de fond du film est celle d’une Amérique des années 80 qui étouffe sous les logiques reaganiennes de dérégulation et d’aggravation de la fracture sociale (putain ça sonne so campagne présidentielle française de 1995) ; la société est devenue pratiquement ségrégationniste, pas de façon strictement raciale mais plutôt sociale. Les riches vivent dans un monde presque séparé des pauvres, dans l’univers aseptisé de la télévision ou dans des salles de spectacles protégées par les forces de l’ordre sur fond de révolte sociale. Certains pètent gentiment dans la soie pendant que d’autres s’échinant dans des petits jobs pourris et tentant de survivre au jour le jour, doivent supporter les vexations d’un patron autoritaire… C’est cela le quotidien d’Arthur Fleck, le futur Joker. Il bosse dans une agence qui vend les services de clowns ; il découvre les joies de la concurrence au travail et le mépris du dirigeant. Parallèlement on entend à la télévision rabâcher les discours méprisants sur la grève des éboueurs et les lénifiantes déclarations de politiciens se ruinant en promesses électorales. Pour les moins dégourdis, Todd Philipps déploie ici une critique de fond pour un système qui s’est largement mondialisé, un système austéritaire qui parle de gains de productivité et de coupes dans les budgets de la santé, quelque chose qui doit vous parler un minimum. 

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Or cette critique de la société s’étend aux effets produits par une telle mécanique ; l’atomisation du corps social. La mise en concurrence, la disparition de la conscience de classe minent les individus et tend à les dresser les uns contre les autres. Arthur en est une des victimes expiatoires. Il est plein d’illusions et de rêves mais il souffre de son handicap et de son exclusion sociale, sans parler de l’absence du père. De ce fait il nous est dépeint, certes complexé et timide à l’extrême, mais également perpétuellement en décalage, dans une forme d’étrangeté qui est un des plus sûr moyens d’ostracisme social. Il est entre le freak et le clown, à la fois moqué et fui. Tout cela concourt à ancrer ce récit dans une époque, celle d’une Amérique qui se réveille dégrisée et nauséeuse des rêves glorieux de son passé et des promesses miraculeuses professées depuis Reagan. Elle découvre l’effrayante pauvreté qui parsème son modèle et qui côtoie la plus insolente richesse. C’est précisément dans cette équation que se situe le Joker.

Misère de la critique

L’histoire du film est celle d’une explosion, celle d’Arthur Fleck évidemment, mais également celle de la société gangrenée de Gotham, des explosions concomitantes, coordonnées et s’entretenant l’une l’autre. C’est ici que l’on a perdu plusieurs critiques français. Sophie Avon (sa critique du Joker est disponible en partie sur le site de France Inter) tout d’abord qui nous explique que Todd Philipps « est allé chercher des choses très inflammables, il a tapissé son film par une espèce de légitimité sociale et politique avec la montée des populismes, la colère de la foule, la soif de rage, cette course à la désespérance contemporaine… ». Ce n’est pas faux évidemment, mais ce sont des propos qui finalement n’accordent pas la moindre légitimité à cette colère. Ils fleurent bon le « souffre et ferme ta gueule ». On peut par résonance se demander si la critique a quelque fois eu à supporter la misère et expérimenter cette colère, parce qu’en l’état on pourrait se demander si elle n’aurait pas condamné l’explosion de 1789.

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Paix sociale-traitre

Xavier Leherpeur (sa critique du Joker est disponible en partie sur le site de France Inter) est encore plus définitif, il accuse Joker d’être « une espèce de christ du nihilisme à deux balles ». Ce n’est pas pour être pénible mais le nihilisme présuppose qu’il n’y a pas de message politique, pas d’idée forte qui structure une action. Ce serait vrai si le Joker se plaçait comme un chef quelconque du mouvement qu’il anime. Or précisément, il n’est qu’un étendard, un symbole permettant de cristalliser les exaspérations sociales. Il n’a été que l’étincelle ; ce qui générait les vapeurs méphitiques, il n’en est en rien responsable. Ce que le critique manque dans sa réflexion, c’est précisément cette toile de fond politico-sociale et en cela le film est au contraire très loquace. Comme indiqué plus haut, grève des éboueurs, coupes budgétaires qui se multiplient ; c’est la société néolibérale reaganienne dans toute sa splendeur dans laquelle les golden boys triomphent et les pauvres crèvent de misère.

Mais qu’est-ce qui dans le film donne la sensation du nihilisme ? L’inaction du politique, son mépris même, et l’exposition chaotique, comme les émeutes de la Révolution ne sont pas que des épiphénomènes d’une foule décérébrée, ils sont la manifestation concrète de l’exaspération qui couve et sa réponse au mépris de classe. C’est aussi vu comme la force d’agir de la Révolution par Kropotkine et à ce titre, une mécanique de la Révolution… Du coup, prenons un peu de recul ; le film montre de la violence, une violence qui s’exerce de façon incontrôlée sans but apparent et c’est précisément ce qui choque. Nous sommes dans une ère qui a prohibé l’usage de la violence, ou plutôt qui a rendu illégitime toute forme de violence qui n’émane pas de l’État. Ou encore, toute forme de violence physique, parce que la violence symbolique hiérarchique peut, elle, se pratiquer en toute quiétude. Que dans le film Thomas Wayne (ce nom doit vous dire quelque chose) traite les protestataires de « clowns » est un exemple assez clair de cela. Et de son coté le critique, lui, ânonne son catéchisme médiatique moyen, défendant l’ordre social et condamnant sans appel une population dont il rechigne à comprendre les ressorts de la lutte. 

Violence et charentaises

Le film propose un décentrage, une réévaluation d’une part de la légitimité de la violence, d’autre part de l’usage de la violence symbolique, ce qui est un des chevaux de bataille du Joker lui-même. Il présente une rébellion qui n’est cependant guère héroïque, on ne se projette pas avec entrain dans cette juste contestation du peuple, parce qu’elle s’exerce de façon chaotique et qu’elle est montrée sans autre but que la seule volonté de destruction. En somme elle est un avertissement pour tout apprenti dirigeant ; voilà ce qui couve dans vos sociétés étranglées d’austérité, fatiguées de rhétorique, exaspérées de pauvreté. Personnellement je trouve préoccupant que des gens, sensés comprendre des œuvres arrivent à passer à ce point à coté et projettent sur leur message tant de mépris et de simplification. Mais bon on atteint des sommets avec Pierre Murat (sa critique du Joker est dispo… Vous avez pigé.) qui assène quant à lui de manière définitive que Joaquin Phoenix n’a pas de talent, que le réalisateur est mauvais et que c’est un film « facho », merci monsieur Murat de cette profonde analyse, mais c’est l’heure de prendre votre camomille et d’enfiler vos charentaises. Au fond ce qui réside dans ces critiques négatives, c’est un besoin de se distancier de la masse, ce que Desproges résumait très bien : « Les intellectuels démocrates les plus sincères n’ont souvent plus d’autre but, quand ils font partie de la majorité élue, que d’essayer d’appartenir à une minorité ». 

Danse avec le clown

Enfin, le plus amusant reste quand Leherpeur s’en prend à la performance bluffante de Joaquin  en disant qu’il « en fait des caisses ! » et que « L’acteur fait tout le temps la même chose, c’est une catastrophe de caricature ! » ; une personne malade du même syndrome qu’Arthur Fleck, un Américain de 47 ans, n’est pas tout à fait du même avis, disant quant à lui que c’est au contraire très réaliste. Mais bon, que voulez vous quand on a décidé de démolir un film il ne manquerait plus qu’on soit en plus obligé de se renseigner. 

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Plus sérieusement, le travail de l’acteur est très intéressant ; il campe un individu fondamentalement introverti, maladroit tant physiquement que socialement et parvient à nous faire ressentir tout au long de sa descente aux enfers les doutes, les fêlures qui s’agrandissent jusqu’à s’épanouir dans l’abîme. Comme je l’ai dit plus haut, la danse est pour Arthur un révélateur de son état, elle est la matérialisation concrète de son épanouissement, mais dans une plénitude mortifère. Parce qu’en effet, par delà les combats d’une population excédée et d’un homme humilié et rejeté, on assiste malgré tout à la naissance d’un monstre sur fond de chaos absolu, un véritable monstre sans état d’âme et tout cela est traité sans complaisance par Todd Philipps. C’est assez perturbant et devrait vous plonger dans une certaine introspection, enfin… j’espère. 

https://www.youtube.com/watch?v=6ICJi0v1i1Y&fbclid=IwAR08KYEnmcTGzAsXhANmJT6ELummGpsI3lgEpELYbdwmxM6XrecQAu__CQI

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fds-200x200-4177155Dans cette chronique un peu inhabituelle j’ai tenté de faire ressortir les grandes lignes des idées qui servent d’architecture au film. Elles sont pour moi assez intéressantes parce qu’elles rompent avec la logique habituelle de la culture américaine traditionnelle, celle du self made man, du riche généreux et vertueux qui tend la main aux malheureux, d’un pays triomphant, béni par une prospérité éternelle. Joker renverse la perspective de l’univers de Batman ; les pauvres en sont les principaux acteurs et Arthur est leur âme damnée d’autant qu’il est tel que la société l’a façonné. Il est aussi un avertissement envoyé aux puissants, voilà ce qui couve derrière l’abandon et le mépris.

Note du Rédak’ Chef : vous êtes ici sur le deuxième article d’une série de trois consacrés au Joker, un film que l’on a tout particulièrement aimé à la rédak’, et qui mérite qu’on s’y penche sérieusement sous plusieurs angles. Vous pouvez retrouver celui de KaMelaMela ainsi que l’émission Trolloscopie que nous lui avons aussi dédié !

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