Conan le Cimmérien en BD : un début très encourageant

Conan le Cimmérien en BD : un début très encourageant

Dans l’imaginaire collectif, Conan reste ce sauvage belliqueux aux muscles saillants que ne saurait dissimuler sa vêture sommaire. Cette nudité « barbare » lui est irrémédiablement associée, et son cache-sexe – qu’il soit en tissu ou en fourrure  – a traversé les âges plus sûrement que le nom de Robert E. Howard. Les textes originaux décrivent pourtant un Conan habillé la plupart du temps. C’est dire que sa représentation caricaturale en dit moins sur lui que sur notre fantasme (occidental) de l’homme non-civilisé faisant fi de toute pudeur ou, plus tristement, de tout esprit pratique (se battre à poil, sans même un cuir, c’est pas top). Qui faut-il vouer aux gémonies pour la création de cette image déformée ? Sans doute en partie Milius qui, à l’aide d’un Schwarzy bodybuildé, exploita sans vergogne les représentations collectives dans son film. Il ne fut toutefois pas l’initiateur, loin s’en faut, de ce cliché horripilant. On  avancera sans trop se tromper que les peintures de l’illustre Frank Frazetta ont joué un rôle décisif à cet égard (ce qui n’enlève rien à leur qualité). Mais ce sont les Comics Marvel et Dark Horse qui, à partir des années 1970 ont diffusé l’image du guerrier en slibard à grande échelle ; les dessins de Barry-Windsor Smith et surtout de Steve Buscema firent découvrir à toute une jeunesse ce primitif impudique massacrant ses ennemis à grands coups d’épée. Presque 300 épisodes plus tard et un succès commercial considérable, le sort de Conan était scellé. Certes, la bande-dessinée avait grandement participé à le rendre célèbre, mais elle l’avait figé dans une posture qui n’était pas vraiment la sienne.
Aussi sautâmes-nous de joie lorsque Glénat annonça son intention de lancer une collection de BDs entendant revenir au texte original, et donc, dans une certaine mesure, à la description originale du personnage. Douze albums devraient paraître, chacun adaptant une nouvelle de Howard de façon fidèle. Les auteurs bénéficient pour cela des conseils avisés de Patrice Louinet qui, comme chacun sait, a beaucoup fait pour remettre sur le devant de la scène l’œuvre du texan. Flavius et Graour se sont avidement jetés sur les deux premiers opus de la série parus au début de ce mois et vous font part – avec tout la malice qu’on leur connaît – de leur ressenti.

Épisode 1 : La Reine de la Côte noire

Par Graour

Deux considérations bien différentes me vinrent à l’esprit lorsque j’appris que le premier épisode de la série serait une reprise de La Reine de la Côte noire dessinée par Pierre Alary et scénarisée par Jean-David Morvan. Excellent premier choix de nouvelle me dis-je tout d’abord : il s’agit là d’une fantastique porte d’entrée pour quiconque ne connaîtrait pas l’univers howardien. Non seulement parce que ce texte est intrinsèquement d’une grande qualité, mais aussi parce que l’auteur texan y expose clairement sa vision du personnage et les thèmes qui lui sont chers – comme la décadence des civilisations. Dans le même temps, le style d’Alary me laissait dubitatif quant à sa capacité à retranscrire toute l’ambiance des aventures du Cimmérien. Loin de moi l’idée de tout conservatisme, mais j’ai tout simplement du mal à imaginer Conan représenté avec un trait qui ne soit pas réaliste. C’est donc en mettant au placard mes préjugés que j’attaquai cette bande-dessinée qui prend des risques dans ses choix graphiques.

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Conan le Cimmérien est bien là

Pour ce qui est de l’histoire, je vous renvoie sans aucun scrupule à mon dossier traitant des nouvelles de Howard. Retenons simplement que, dans La Reine de la Côte noire, après quelques péripéties sanglantes, Conan s’acoquine avec Bélit, une pirate sans peur mais pas sans atouts. Leurs errances maritimes les mèneront à fouler le sol d’une cité mystérieusement abandonnée dont les tours décrépies dissimulent bien des horreurs funestes. Le scénario concocté par Morvan ne cherche nullement à s’éloigner de la trame du récit original. Bien au contraire, la plupart des évènements sont soigneusement retranscrits. Plus appréciable encore, il n’a pas hésité à reprendre les mots de l’écrivain texan lui-même – s’adonnant donc principalement à un travail de sélection des passages les plus réussis. Les dessins d’Alary campent eux aussi un Conan crédible, baroudeur entre deux-âges et aux cheveux mi-longs, dont la stature épaisse reste de l’ordre du raisonnable au regard de ce qu’une vie passée à manier l’épée peut façonner en termes de musculature. Sur la couverture, point de pagne stupide, mais un accoutrement tout ce qu’il y a de plus normal pour un aventurier.  Ce respect pour l’œuvre du texan est un des gros points forts de ce travail d’adaptation. Glénat ne nous a pas menti, nous sommes bien en présence d’un travail de réhabilitation et non d’une énième envolée apocryphe.

Si certaines planches sont un peu surchargées et point toujours lisibles, il faut de surcroît saluer le dynamisme insufflé par les deux auteurs aux aventures du célèbre Cimmérien. Certaines séquences témoignent de la virtuosité d’Alary pour faire vivre une action sans temps mort ; mise en page, cadrage, choix des plans, tout participe à nous immerger dans le feu des combats. Très réussis, ils parviennent à rendre relativement convaincant le style un peu cartoon du dessinateur. Sang et fureur mâtinés d’une pincée d’érotisme sauvage : point de doute, un état d’esprit howardien règne tout au long de l’œuvre.

Une lecture trop superficielle

Reste que cela manque de souffle et de profondeur. Les principaux rebondissements sont certes présents et les personnages tiennent à peu près leur rôle, mais une fois la dernière page tournée, un sentiment d’inachèvement persiste. La nouvelle de Howard est bien plus qu’un divertissement pas forcément mémorable, or c’est bien ce que nous avons entre les mains.

Si l’on sent qu’un effort a été fait pour transcrire l’ambiance horrifique et crépusculaire dans laquelle baigne le texte, cet aspect demeure pourtant en deçà des attentes. L’obscurité, le mystère, la décadence, autant d’éléments marquants de la nouvelle qui n’affleurent que trop rarement. L’influence lovecraftienne ne sera guère perçue par le béotien inattentif, alors que c’est elle qui fait tout le sel de La Reine de la Côte noire. Sentir les remugles exhalés par les temples de la cité endormie, voir les frondaisons se refermer sur soi alors qu’une créature innommable traque ceux qui osent profaner son sanctuaire ; voilà ce que les mots du texan parviennent à nous faire vivre avec force. L’adaptation échoue largement sur ce plan. L’action effrénée incite à tourner les pages sans s’attarder, et on peut le déplorer. Sans doute faut-il incriminer le format de la bande-dessinée ; une cinquantaine de planches, voilà qui est trop peu pour une nouvelle du calibre de La Reine de la côte noire, dont l’épaisseur méritait d’être explorée avec plus de soin. 

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Episode 2 : Le Colosse noir

Par Flavius

Le camarade Graour s’étant précipité sur le premier tome il m’appartenait de m’occuper du second parce que si j’ai une certaine tendresse pour notre barbare préféré, j’ai également beaucoup d’affection pour le travail de Ronan Toulhoat et de Vincent Brugeas, dont je vous ai déjà parlé ici même avec leur série phare, Le Roy des Ribauds. J’aime tout particulièrement chez eux leur sens complémentaire et très cinématographique de la BD, servi par un élan très prégnant de la narration. Et je vous avoue que savoir qu’ils allaient adapter Conan, sous le patronage bienveillant et éclairé de Patrice Louinet, cela m’a collé quelques palpitations d’émoi. Mais du coup est-ce que la hype se justifie ?

Concision forcée

Mon gars, la version noir et blanc… Ramasse tes globes oculaires !

La nouvelle sur laquelle ont travaillé Toulhoat et Brugeas n’est clairement pas une histoire majeure du Cimmérien ; c’est au mieux une sympathique péripétie militaire dans laquelle notre puissant barbare sauve la jolie princesse un peu fade. On est bien loin de la féline Bélit et de la relation complexe qui les unit dans le volume précédent. Conan est à ce moment-là un mercenaire suppléant l’armée de Khoraja. Il s’ennuie un peu d’attendre le combat et un soir de taverne, sort faire un tour quand une mystérieuse jeune femme l’interpelle et lui demande de le suivre. Intrigué il se glisse dans ses pas, mais les sens aux aguets, flairant quelque coup tordu de fourbes civilisés. Bientôt le masque tombe, la jeune femme est la princesse (je pense qu’il faut être demeuré pour ne pas percuter) et une divinité lui a confié qu’elle devrait remettre la destinée de son royaume au premier homme qu’elle croiserait ce soir là. Coup de bol s’il en est, elle est tombée sur Conan, imaginez si elle avait croisé Dédé complètement pinté à la sortie de la taverne, la quéquette à l’air et hurlant des chansons paillardes… Bref, l’astuce de l’histoire d’Howard fait sourire, mais il ne faut pas oublier qu’à son époque il lui fallait aussi abattre du boulot pour pouvoir manger.
Pour autant, l’histoire n’est pas dénuée d’intérêt ; prêtre maudit, bataille épique, opposition civilisation/barbarie sont au menu, de véritables thèmes howardiens en somme. Les remugles poisseux d’un orient décadent fantasmé achèvent l’immersion. Brugeas parvient, dans son scénario, à épaissir un peu la princesse et à animer son récit d’une vivacité marquante. Certes la nouvelle raconte peu de choses, mais l’intensité du traitement la rend extrêmement agréable à parcourir, si bien qu’on la termine bien vite, peut être trop. Il est indéniable qu’on referme le tome un peu frustré avec la désagréable impression que l’auteur n’a pu délivrer tout son talent dans ce format court.

Une question de style

Si le tome précédent peut diviser sur l’aspect graphique et son parti-pris cartoonesque il en va tout autrement avec Toulhoat. Son trait résolument expressif, solidement encré et toujours vivant, en mouvement, se prête à merveille à l’adaptation d’une histoire du Cimmérien. Mieux, son habitude de caractériser des héros sombres et taciturnes, passablement burinés par la fureur des combats, l’a indirectement préparé pour cette tâche et son Conan apparaît tout à fait conforme à l’image suggérée par Howard. Le voici grand et charpenté mais sans hypertrophie bodybuildée, avec un visage d’une noble gravité, et sans le pagne réglementaire que Frazetta, les auteurs de comics et Milius ont fini par nous faire rentrer dans la tête. Mieux, ici Conan est en équipement militaire.
Néanmoins, et c’est à souligner, la performance graphique dépasse de très loin la seule caractérisation du héros. L’œuvre est criblée d’idées et d’influences qui la rendent singulière et confirment bien ce qui se remarque dans d’autres œuvres de Toulhoat ; il y a chez lui un véritable sens de l’expérimentation, une recherche d’une formule signifiante, permettant de donner davantage d’épaisseur au récit. Ici par exemple, c’est par une sombre nuée qui accompagne le méchant de l’intrigue, que le dessinateur souligne sa présence menaçante et magique, comme un déferlement mauvais filant de cases en cases et accompagnant la lecture. C’est aussi une manifestation de souvenirs anciens par le rajout sur les dessins en esquisses non-colorisées sur ses planches, afin de manifester l’antique activité d’une cité en ruine. C’est de même l’emploi d’une technique d’illustration radicalement différente de son style habituel qui lui permet de transcrire un flashback. Et tout cela, en une cinquantaine de pages. C’est toujours très rafraîchissant de suivre une bande-dessinée dans laquelle l’auteur a tenté des choses.
Cela ne l’a pas dispensé d’un certain nombre d’hommages ; dans la grande scène de bataille il est difficile de ne pas noter des cases qui reprennent des compositions du génial Frank Frazetta, illustre peintre américain, qui a réalisé de nombreuses couvertures des œuvres d’Howard et par là, stimulé largement les ventes de ses œuvres. Je pense également avoir vu quelques similitudes avec des compositions d’Olivier Ledroit à l’époque où il bossait sur les Chroniques de la Lune Noire, et en particulier le fameux tome 5, celui de la bataille la plus titanesque (acmé de la BD avant un long et misérable déclin). Bref, c’est une réussite visuelle complète, à te décoller la rétine dans un style que Conan lui-même ne renierait pas.

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La Reine de la Côte noire : Alary et Morvan nous livrent une adaptation encourageante mais imparfaite de la nouvelle de Howard. Le souci de rester fidèle au texte imprègne leur travail, qui de plus se paie le luxe de proposer quelques très belles planches. Attention toutefois, cet album n’est pas à mettre entre toutes les mains ; le style largement dénué de réalisme du dessinateur pourra décevoir ceux qui auraient été biberonnés aux peintures de Frazetta. Si cet aspect n’est pas trop incommodant pour le lecteur, alors il pourra savourer un divertissement assez bien fichu. Reste qu’il ne faut pas attendre bien plus de cette bande-dessinée, qui peine à retranscrire toute la force des mots de l’écrivain texan. S’il fallait n’acheter qu’une des deux BDs ici présentées, jetez-vous sur Le Colosse noir sans hésiter.

Le Colosse noir est une BD de très bonne facture et propose une immersion tout à fait crédible dans l’univers d’Howard. La puissance du dessin de Toulhoat permettra peut-être de faire naître de nouvelles images signifiantes de Conan dans les esprits afin que l’idée primordiale d’Howard reçoive davantage de chair et moins de clichés.

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