Soldats Inconnus : Un jeu aux partis pris tranchés

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Soldats Inconnus : Mémoire de la Grande Guerre fait partie, avec Child of Light, de ces jeux développés par le géant Ubisoft avec l’idée de leur donner un cachet faussement indé. Loin de la course au photoréalisme et aux triples A pondus à la chaîne, il n’est pourtant pas un simple projet opportuniste cherchant à surfer sur le succès des petits jeux à la direction artistique marquée.

https://youtu.be/f_uMMIOZ7xU

Allez une p’tite bande-annonce qui fait chialer. Pour l’ambiance.

Preums des preums

Par opposition à la Seconde Guerre Mondiale, terrain privilégié du cinéma comme du jeu vidéo, la Grande Guerre semble peu inspirer les cinéastes et encore moins les développeurs. Soldats Inconnus a déjà le mérite d’être l’un des premiers jeux (à l’instar de Verdun) à nous plonger dans le théâtre des tranchées. Si le projet a bénéficié d’une promotion massive d’Ubisoft, il est né de l’envie de certains de ses grands artisans montpelliérains qui ont négocié de pouvoir s’y consacrer sur une partie de leur temps de travail. Ainsi, le jeu n’a certes rien d’une production indépendante mais n’en vient pas moins du cœur, ce qui se ressent à l’arrivée.

Développé sur le sublime moteur UbiArt Framework (le même que les derniers Rayman ou Child of Light, qui permet des graphismes dessinés impeccables et des animations du même tonneau), son visuel rappelle immédiatement l’héritage de la BD franco-belge. Une école du 9ème Art qui, il faut le reconnaître, a toujours su se pencher sérieusement sur l’Histoire sans tomber dans la reconstitution froide, en conservant cette expressivité et cet humour si bien dosés. Le tout baigne dans une musique mélancolique façon Tiersen, entendue mille fois (notamment dans Child of Light, encore lui), mais qui remplit bien son rôle.

L’ensemble donne vie à un jeu d’aventure en deux dimensions aux mécanismes très (trop) classiques : réflexion puzzle à la point & click, séquences d’action vaguement plateforme et quelques rares boss fights. Soyez prévenus, le gameplay est un monument d’académisme… globalement réussi (au sens où ses séquences, même peu originales, sont bien exécutées, ne contiennent pas d’aberrations injouables et constituent un challenge minime mais présent). Toutefois, l’alternance entre ses différentes mécaniques, de même qu’entre ses personnages aux destins croisés, compense la répétitivité. Et il est clair que l’habillage et le soin apportés à la narration jouent grandement dans l’immersion, plus que le gameplay. Certaines séquences d’action comportent un peu de difficulté dans l’exécution (avec des checkpoints toutes les 10 secondes, histoire de vous prendre par la main) et l’aspect réflexion correspond aux canons du genre (certains niveaux consistent à trouver une saucisse pour Kurt qui vous donnera du pinard pour Jean-Michel, qui vous laissera accès à une porte, qui vous mènera à la choucroute de Bertha ; d’autres sont plus orientées pousse-caisse, leviers et casse-tête, avec parfois une contrainte d’urgence pour rehausser le tout). 

Le jeu ne se prive pas de quelques QTE et rythm games à la zob. Les amateurs apprécieront.

A noter que je suis une brèle infâme en énigmes et que j’ai fait le jeu avec une partenaire bien meilleure que moi dans le domaine, avec pour résultat quelques blocages temporaires, jamais de quoi nous faire fumer la cervelle par les esgourdes. En gros : si vous êtes un fan total et hardcore d’arrachage de cheveux, n’y jouez pas pour rencontrer du challenge. Si vous avez envie de cogiter mais pas au point de vous en rendre malade, Soldats Inconnus ne vous fera pas violence. D’ailleurs, une proposition d’astuce apparaît dès que vous avez l’air perdu depuis plus de 3 secondes pour les vrais gros feignants (nous n’y avons pas eu recours, respectez-nous, et surtout respectez-vous).

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Je passerai vite fait sur les inévitables horreurs ubisoftiennes, comme l’obligation de se connecter à leur Uplay des enfers, quand bien même vous avez pris le jeu sur Steam (ouais chez Ubi on veut gonfler artificiellement les stats de son interface pourrie, mais on n’ira pas jusqu’à se priver des ventes sur une vraie plateforme). Le jeu regorge bien sûr de succès à la con qui niquent l’ambiance (sauf le nom des deux derniers, qui sont très bien trouvés) et d’items à collecter, véritable TOC à la limite de la démence pour cette boîte, mais qui sont pour une fois extrêmement bien utilisés. Ce qui m’amène à ce que le jeu comporte de plus intéressant.

Devoir de mémoire unlocked

Créé en partenariat avec le centenaire de la Grande Guerre et les docus Apocalypse sur le sujet, Soldats Inconnus a le devoir de mémoire comme moteur principal. C’est clairement à la fois leur volonté première et le propos sous-jacent, sans qu’ils aient perdu cet objectif en chemin. Se déroulant du déclenchement à la fin de la guerre, il prend un soin inouï à traverser une foule de moments importants et d’aspects de la période. Cela peut concerner les épisodes les plus célèbres (les taxis de la Marne sont une séquence de voiture très rigolote où on évite des obstacles) comme d’autres un peu moins (on provoque l’explosion du Fort Douaumont). Mais à chaque fois, les notes annexes, consultables à tout moment, remettront le jeu dans son contexte historique (il est expliqué que les taxis de la Marne n’ont au final transporté que peu de soldats mais ont eu un impact symbolique ; tandis qu’il est précisé que le Fort Douaumont a subi une explosion due à un incendie des stocks de munitions, contrairement à ce qui se passe dans le jeu). A chaque situation, un nouveau thème, comme par exemple la mise en scène d’un nouveau belligérant (on croisera des Anglais, des Canadiens, des Indiens, des Hongrois, etc.), comme pour n’oublier aucun de ces autres soldats inconnus. Ou parfois un élément technologique qui entre en élément de gameplay (le niveau où on nous parle des lance-flammes intègre tout un tas de mécaniques autour du feu, l’arrivée des tanks ouvrent des séquences proches d’un shoot’em up ultra-basique).

Cette rigueur à puiser ses séquences de gameplay dans le moindre élément réel force l’admiration. D’autant que ces fameuses notes, accompagnées d’illustrations et extrêmement présentes, sont à la fois courtes et pertinentes, évitant d’être soit inutiles ou soit trop chiantes à lire dans le feu de l’action. On se met à chercher ces objets planqués, non plus par automatisme idiot mais pour lire une nouvelle petite fiche ouverte sur le quotidien des soldats. Quand bien même vous ne seriez pas plus intéressés que ça par la grande Histoire, vous pouvez ignorer ces items et ne jamais ouvrir de fiche. L’avantage étant que le jeu vous forcera quand même à apprendre sans que vous le sachiez, en passant non plus par la grande, mais la petite histoire.

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Émile, il s’appelle Émile

Soldats Inconnus vous propose d’incarner à tour de rôles (et parfois dans le même segment), plusieurs personnages : Anna, une infirmière belge, Freddy, un soldat noir-américain, Émile, un vieux français enrôlé au début de la Guerre, et Karl, gendre allemand d’Émile, viré de France et fatalement enrôlé de l’autre côté. Sans oublier une des pièces centrales, Walt, chien appartenant à l’armée allemande et sorte de lien entre les personnages. De manière classique, les destins de ces hommes (et kikinous) vont s’entrecroiser à tout bout de champs de bataille. L’intelligence de la narration vient en partie du fait que de leurs différentes conditions naissent des situations complexes et tragiques. Bien entendu, le fait qu’Émile et son gendre soient dans des camps opposés n’est qu’un point de départ, puisque par exemple Anna devra aider ses alliés français mais se retrouvera en porte-à-faux pour aider Karl. Karl, quant à lui, veut rejoindre sa femme qui est en France, mais en zone occupée, mais que les Alliés veulent reprendre, mais… Bref : oubliez tout de suite les histoires de méchants boches qui croient bêtement qu’on est l’ennemi, alors qu’en fait c’est eux, comme dirait Desproges.

L’un des partis pris a, pour ce que j’en ai lu, perturbé pas mal d’observateurs. En effet, le jeu a une ambiance visuelle et narrative très naïve, tout en abordant de front (avec mauvais jeu de mot) des faits très durs. Certains passages montrent clairement les horreurs de la guerre mais le jeu ne consiste jamais à tuer quiconque : les héros n’ont pas d’armes alors que tout le monde autour en a, les ennemis arrivent toujours à fuir quand on leur envoie de la dynamite, on assomme les méchants pour se frayer un passage, etc. Pourtant en fond, les notes et les événements nous rappellent la réalité crue, sans ambages. L’une des trames narratives autour d’un vil baron teuton amateur d’armes de guerre folles fournit des grands moments de portenawak steampunk avec gros boss à vapeur et pièges complètement débiles (alors que clairement, ses hommes pourraient se contenter de vous tirer dessus, ce que ne se privent pas de faire les soldats le reste du temps). Mais si je comprend la sensation de ne pas savoir sur quel pied danser, je pense que le parti pris n’est pas le cul entre deux chaises : au contraire, il est très droit dans ses bandes molletières.

Maudite soit la guerre

Si le jeu est suffisamment intelligent et mûr émotionnellement pour être joué par des adultes, il a clairement un but pédagogique et donc tient à capter un public plus jeune. La volonté de « démilitariser » les protagonistes malgré un contexte de guerre me parait être plus une prise de responsabilité que de l’auto-censure : le fond du jeu est radicalement pacifiste et il ne fallait pas rendre fun ou anodin le fait de tuer, même dans ce cadre, comme le premier Call of venu. D’ailleurs, certains événements sont extrêmement crus. Lors des assauts, on voit les autres tomber comme des mouches sous les bombardements. On voit les gens mourir des gaz, des mitraillages massifs, hurler et appeler à l’aide. Sur la fin, on en arrive carrément à avoir des mares de sang partout dans le décor et à grimper des charniers pour progresser sans même savoir ce qu’on fout là. Cette logique est d’ailleurs LA raison pour laquelle je ne veux pas vous gâcher l’histoire car elle est omniprésente : une sorte d’ambiance sympathique, jolie et accueillante, mais qui ne cache rien de l’enfer réel qu’est la guerre (logique que je retrouve également dans la BD de Larcenet traitée dans le La Rédac Propose de cette semaine spéciale).

Soldats Inconnus a en effet des partis pris couillus aussi bien sur le fond que sur la forme, qui dénotent pour une production Ubisoft (regardez l’Histoire vu par un Assassin’s Creed, pleurez en PLS rotatif pendant 5 minutes, et reprenez ma phrase). En effet, si j’ai dit radicalement pacifiste, ce n’est pas juste parce que le jeu dit qu’au fond la guerre c’est caca hein quand même. C’est surtout dans la place qu’il laisse à l’absurdité du conflit (on ne se contente pas d’incarner un Allemand et, si on les affronte beaucoup, on s’en prend à plusieurs reprises à des Français, ce qui n’a rien d’anodin) et à la tragédie de ces gens envoyés au casse-pipe sans raison par des salauds, des philippes (on sait où vous vous cachez), incarnés par ces officiers vociférants qui seraient cartoonesques s’ils n’étaient pas une caricature de la réalité. Le jeu ne redonne pas leur place qu’aux fameux Soldats Inconnus (même s’il leur rend un vibrant hommage) mais aussi à des sujets bien plus tabous : les désertions, les fraternisations, les mutineries, à qui il accorde une importance non seulement très forte, mais surtout morale.

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Si j’ai dit que les protagonistes ne tuaient pas (en-dehors des bombes dans la tronche des gronavions mais on ne voit personne mourir directement), ce n’est pas exact : on tue explicitement à UN moment. Et le moment qui a été choisi est admirable d’intelligence et de courage du propos. Un moment qui résume pour moi tout le parti pris du jeu jusqu’à sa fin elle aussi admirablement intelligente et courageuse. Sans oublier émouvante. Parce que bordel… elle l’est.

Maudite soit la guerre.

(Et UPlay)

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Si vous cherchez un nouveau défi d’action-réflexion ou des mécaniques de jeu novatrices, vous allez sérieusement vous enliser dans Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. D’un académisme rendu agréable par une certaine alternance des séquences et un habillage magnifique, il se joue surtout comme une expérience à la fois pédagogique et narrative. Son enseignement historique a été directement intégré à son gameplay (certes peu original), tout autant que l’histoire humaine qu’il raconte, laissant une grande place à l’émotion et au devoir de mémoire.

Les sacrifiés de 14-18 ont désormais leur magnifique hommage vidéoludique, une création radicalement pacifiste sur un support pourtant largement occupé par le militarisme décomplexé.

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