A.D. – After Death : Lemire et Snyder frappent un grand coup

Roulement de tambour. Jeff Lemire nous gratifie d’une nouvelle œuvre. Quand on connaît le bonhomme, c’est toujours un moment spécial. Peu d’auteurs peuvent  se targuer de me faire frissonner à l’évocation de leur patronyme ; le bougre susnommé fait pourtant partie de ceux-là. Qui n’a pas ressenti une intense émotion à la lecture de Sweet Tooth, Descender, Essex County ou encore Trillium ? Autant d’œuvres qui sont déjà des incontournables de la bande-dessinée américaine et qui font du Canadien l’un des créateurs les plus en vue d’outre-Atlantique.

Il serait toutefois injuste de ne pas mentionner que le travail ici présenté est en réalité le fruit d’une collaboration, et non des moindres. Scott Snyder, qui a réalisé l’excellent American Vampire, a en effet été chargé d’en écrire les textes. Un duo de choc pour la création d’un morceau d’art hors-normes dans tous les sens du terme. Oui, osons les adjectifs putassiers et accrocheurs, car A.D. – After Death les mérite amplement. C’est sorti chez Urban Graphic en mars 2018, ça fait 264 pages, ça coûte 22 balles, c’est de la SF, ce n’est ni un roman ni une BD et surtout, ça défonce.

Ni un Roman ni une BD (et une très sale digression pour en parler)

Un certain nombre de lecteurs ont été très certainement surpris par ce qu’ils ont peu à peu découvert. Amateurs de Comics ou de bandes-dessinées, passez votre chemin : une bonne moitié d’AD – After Death est constituée de pages de texte illustrées, ce qui tendrait à le rapprocher d’un livre. Toutefois, l’autre partie de l’œuvre se compose de planches tout ce qu’il y a de plus classiques. Cette hybridation fait à mon sens tout le charme du travail de Lemire & Snyder ; elle implique également que celui-ci n’est pas à mettre dans toutes les mains, loin s’en faut. On aimera ou l’on n’aimera pas, mais il est difficile de rester indifférent quant à cette volonté de transcender les codes existants pour proposer un format vraiment original.

Le titre du bouzin ne laisse a priori que peu de doutes sur le thème traité, j’ai nommé : l’immortalité. Question originalité, l’évocation de ce sujet nous laisse quelque peu sur notre faim. Depuis l’aube de l’humanité («de tous temps, les hommes…»), dépasser sa condition de mortel est en effet une obsession dont traitent amplement mythologies et autres récits plus ou moins imaginaires. Le premier empereur de Chine (IIIème siècle avant Jean-Claude) Qin Shi Huangdi buvait régulièrement du mercure afin d’échapper à la mort. Eh oui, on était sacrément con en dans l’Empire du Milieu à l’époque. La plupart des souverains de la dynastie Han essayèrent d’ailleurs de concocter leur propre petite popote pour rester en forme. Un sinistre inconnu du XVIIIème siècle dénommé Jean François de la Harpe, auteur d’un Abrégé de l’Histoire Générale des Voyages écrivit ceci à propos de l’empereur Wudi : « ce prince but plusieurs fois de la liqueur d’immortalité ;  mais s’apercevant à la fin qu’il n’en était pas moins mortel, il déplora trop tard l’excès de sa crédulité ». Cette même crédulité qui nous amena à penser qu’Altered Carbon serait une bonne série traitant de cette question, alors qu’il aurait sans doute mieux valu se taper du Jean François de la Harpe, ç’aurait été plus excitant, croyez-moi. Et c’est à se demander qui de nous ou de Qin Shi Huangdi est le plus couillon.

Récits entremêlés

Bref, passons. Il serait irrespectueux de penser que ce bon Lemire n’avait pas quelques idées pour insuffler une nouvelle jeunesse à cette vieille carne chevauchée par tant d’auteurs. L’originalité de son travail procède en premier lieu de la narration. Celle-ci ce déploie sur plusieurs timelines. Les premières pages s’ouvrent sur le journal intime du héros, Jonah Cooke, qui débute en 1982 et nous plonge dans la psyché d’un enfant de la classe moyenne américaine. Touchant récit composé par les mots de Snyder, où se construit la chair d’un personnage hanté par le spectre du décès de sa mère et qui devient – chose quelque peu étonnante – voleur émérite à ses heures perdues. On ne peut qu’apprécier le soin accordé au portrait psychologique de ce garçon bientôt jeune homme, qui grandit au fil des phrases. L’épaisseur du texte permet aux auteurs d’explorer des recoins de la pensée que le dessin aurait suggéré, la description tend à inscrire le récit dans une temporalité longue, dilatée, qui n’est pas pour nous déplaire.

« Je suis devenu ma propre île, d’une certaine manière. Ce petit paysage enclavé que j’explore à ma guise, de fond en comble, cycle après cycle […] »

La partie bande-dessinée (qui interrompt le texte à intervalle régulier) nous convoque elle – in medias res – dans le « présent » de Jonah Cooke, c’est-à-dire un lointain futur dont on a du mal à cerner les contours brumeux. Tout au plus comprend-on qu’une grande partie la Terre a été ravagée par une terrible catastrophe n’ayant pas laissé un grand nombre de survivants. Ces derniers, toutefois, ne vieillissent plus : ils continuent d’afficher une jeunesse insolente, année après année. Le prix à payer pour boire à cette fontaine de jouvence est néanmoins élevé : la mémoire des individus semble s’effacer après un cycle, soit environ un siècle. Choix délibéré des deux auteurs, peu d’autres éléments nous sont dévoilés.

Le fait de jeter le lecteur au cœur d’événements dont il ignore pratiquement tout ne va pas sans éprouver  la patience de celui-ci. Attendez-vous à être quelque peu déboussolés pendant les deux tiers du bouquin : il faut attendre la fin pour que les deux récits d’A.D – After Death se rejoignent et fassent totalement sens. La mise en place du puzzle permettant de comprendre la façon dont Jonah a pu devenir immortel est lente ; c’est pour mieux ébahir le béotien inattentif le moment venu, béotien inattentif qui aurait pu croire que la construction audacieuse de Lemire & Snyder allait retomber comme un soufflé. Que nenni mes petits amis ! Rien n’est laissé au hasard, le terme de l’œuvre est tout simplement renversant et amène à une relecture de celle-ci sous un jour totalement nouveau.

N’essayez pas de changer

C’est en effet à l’issue des 264 pages que le lecteur saisit pleinement la portée de ce qu’il a entre les mains. L’immortalité n’est qu’un artifice, un prétexte commode pour aborder un tout autre sujet bien plus pertinent. En ce sens, AD – After Death est sans conteste une œuvre de science-fiction intelligente qui mettra votre sagacité à rude épreuve.

Lemire & Snyder nous parlent en réalité de l’identité et du changement. Ce dernier a incontestablement un versant positif, caractérisant la liberté de l’individu. A cet égard, la possibilité de se façonner soi-même est sans doute un des marqueurs de la modernité dans l’histoire – ce que soulignait Foucault : « être moderne, ce n’est pas s’accepter soi-même tel qu’on qu’on est dans le flux des moments qui passent ; c’est se prendre soi-même comme l’objet d’une élaboration complexe et dure […]. » Mais ce peut être également une tyrannie, qui méconnaît bien des ressorts de l’âme humaine. Aujourd’hui l’exhortation à évoluer ou même à devenir quelqu’un d’autre est partout. Il suffit de taper quelques mots-clés sur un moteur de recherche pour constater que des dizaines de blogs proposent chacun leur méthode visant à s’acheminer vers une forme d’épanouissement personnel. Nous sommes en permanence invités à nous transcender, à faire demain ce qui hier encore nous paraissait inatteignable. Ce mythe de la société individualiste libérale correspond-il vraiment à ce que nous sommes ?

Lemire & Snyder offrent finalement leur propre réponse – assez négative – à cette question. Si un changement en profondeur est éventuellement possible, il ne saurait intervenir qu’après une longue et désolante période d’immobilité marquée par la répétition de nos schémas mentaux. Nous avons l’impression de progresser, de changer grâce aux expériences que nous vivons. Mais tout ceci relève de l’illusoire ; nous recréons de la linéarité – qui sans doute existe en surface – alors qu’en réalité nous tournons en rond. A.D. – After Death est au fond une œuvre sur notre propre manque de lucidité : nous ne sommes pas celui que nous croyons être.

Lemire au sommet

Il existe beaucoup de bons voire de très bons auteurs de bandes-dessinées, à n’en pas douter. Bien peu toutefois peuvent se vanter de réaliser des « classiques », et accéderont à la postérité. Leur célébrité sera éphémère (mais pas nécessairement moins éclatante). On a maintes fois pu réfléchir à ce qui fait qu’un créateur soit susceptible de s’inscrire durablement dans la longue histoire de son art. Souvent, cela passe par un travail sur le médium lui-même, une volonté d’en explorer les limites et éventuellement de les contourner.

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Lemire répond pleinement à ce critère. La formule originale d’A.D – After Death en est la brillante manifestation. Mais le Canadien avait déjà démontré qu’il était capable d’innover radicalement et de proposer du jamais-vu – ou presque – dans le 9ème art. Pensons par exemple à un Trillium qui impose au lecteur de retourner la bande-dessinée pour pouvoir en suivre le fil (chaque planche étant séparée en deux parties). Pensons également à sa manière si particulière de dessiner caractérisée par ce trait faussement enfantin ou à sa science du cadre, lui qui vient du cinéma. « Ce qui m’intéressait à l’école, à part l’écriture, c’était de composer des plans, inventer des cadrages » souligne-t-il dans une interview accordée aux Inrockuptibles (La BD d’auteur américaine en 80 albums). Le travail sur les regards des personnages, si expressifs, est un des éléments qui fascine et attire votre serviteur dans cette esthétique si cinématographique. Il existe une patte Lemire, un style identifiable que l’on retrouve dans toutes ses œuvres et qui lui permet de revisiter des genres éculés, comme le post-apocalyptique (Sweet tooth), avec un regard rafraîchissant. Encore méconnu il y a quelques années, son travail ne cesse de surprendre, pour notre plus grand bonheur.

Les mots ciselés de Scott Snyder, les planches toujours percutantes de Jeff Lemire, un récit de science-fiction ambitieux et exigeant ; voilà les ingrédients du succès. Mais, ce qui fascine et attire dans A.D. – After Death, ce n’est pas tant qu’il s’agit d’une énième bonne histoire, ainsi que tout bon amateur peut en déguster régulièrement.  D’ailleurs, si l’on ne recherche qu’une bonne histoire, peut-être vaut-il mieux se tourner vers une œuvre plus classique comme Descender. Le boulot de Snyder et Lemire a la prétention d’offrir un peu plus que cela en mélangeant des arts à la fois si proches et si lointains. Roman graphique au sens littéral, petit OVNI qui en laissera froid certains tout autant qu’il en émerveillera d’autres, A.D – After Death mérite au moins que l’on tourne sa première page. Laissez-vous tenter !

Graour

Errant dans les mondes vidéoludiques depuis mon plus jeune âge, j'y ai développé quelques troubles psychiques. Mais rien de grave, rassurez-vous. D'ailleurs, pour me remettre les idées en place, je lis du Lovecraft, fais des soirées Alien et imite Gollum à mes heures perdues. Tout va bien.

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