BD

Aâma, souffle frais sur la BD SF

Certains sous-genres de la science-fiction sont plus représentés que d’autres, surtout en ce qui concerne le neuvième art : le space opera a colonisé bon nombre de planches avec plus ou moins de réussite. Lanfeust des étoiles, Sillage, Le Fléau des dieux sont par exemple quelques-unes des manifestations relativement récentes de ce phénomène. La SF s’y déploie avec moult vaisseaux, planètes bizarres, et batailles spatiales sur fond d’intrigues extra-terrestres relativement sophistiquées (bien que le résultat ne soit pas toujours heureux, loin de là). Il est cependant difficile de faire apprécier ce type d’univers à un pur néophyte, fort éloigné des us et coutumes d’un sous-genre qui peine quelque peu à se renouveler. Je suis donc particulièrement heureux lorsqu’une BD SF qui rafraîchit ce type d’histoire me tombe entre les papattes. Aâma, série en quatre tomes créée par Frederik Peeters, fait non seulement partie de cette catégorie mais est également une excellente pioche tous genres confondus. Il s’agit  d’une oeuvre tout à fait atypique, qui ne ressemble pas à la plupart des bandes dessinées que j’ai pu feuilleter jusqu’alors, tant du point de vue de l’univers dessiné que de l’intrigue. Petit tour d’horizon d’un récit hors des sentiers battus.

Un singe robot nommé Churchill

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churchill002Verloc Nim (nom étrange s’il en est) se réveille au milieu d’un paysage atone et vide s’étendant à perte de vue. Amnésique, il ne se souvient pas de ce qui l’a conduit en ces lieux. Un curieux singe robot nommé Churchill se tient tranquillement assis à ses côtés, et lui tend son journal intime. Notre héros y trouve de quoi recomposer la trame de ses souvenirs perdus, une existence passée que nous découvrons en même temps que lui, le récit allant de flashback en flashback. Ce que Verloc se remémore n’est pas de nature à le faire tressaillir de joie. Paria misérable, il vivait dans les bas-fonds d’une ville tentaculaire, quitté par sa femme et sa fille, délaissé par son frère, à peine plus qu’un clochard drogué. Le monde d’Aâma se situe dans un lointain futur, marqué par la transhumanité (les êtres humains ont ainsi des implants) et le progrès technologique (progrès que refuse d’ailleurs Verloc, ce qui le rend d’autant plus marginal). Sans doute initialement destiné à un long déclin, le personnage découvre au travers de ses propres notes que son frère est finalement venu le chercher et l’a embarqué pour une mission sur une autre planète commandée par sa firme. Il s’agit de récupérer une substance étonnante, l’Aâma, dont on ignore les caractéristiques, quête qui les mènera de surprise en surprise… Voilà en quelques lignes une façon de résumer un début qui ne nous livre finalement que peu. Je n’irai cependant pas plus loin pour ne pas vous spoiler.
L’intrigue de la bande dessinée de Frederik Peeters met un certain temps à se mettre en place, mais c’est tout à son honneur. Là où certains privilégient une entrée en matière rapide, des personnages à peine esquissés, l’auteur fait l’effort de construire soigneusement son héros sans pour autant oublier de titiller le lecteur grâce au mécanisme du journal intime. Nous découvrons les péripéties vécues par Verloc, mais aussi ses joies, ses inquiétudes, sa façon d’envisager le monde où il existe. Bon nombre d’œuvres de SF sont l’histoire d’un monde qui façonne les personnages en les faisant voyager dans ses multiples recoins obscurs. Il y a hélas souvent beaucoup de « surface » dans la science-fiction. Aâma de son côté est avant tout l’histoire intime d’un homme et de sa construction biographique sur toile de fond futuriste. Le psychologique et le personnel occupent une place autrement plus importantes que l’action (notamment la relation d’amour entre Verloc et sa fille) ce qui là encore fait du travail de Peeters une oeuvre quelque peu à part, ou du moins qui ne tombe pas dans les pièges de l’art grand public.

Un style personnel étonnant

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 Si Aâma détonne également par rapport à ce qui se fait à côté, c’est aussi par l’univers qui est mis en place, tout autant dans l’idée que dans la réalisation. Frederik Peeters nous fait traverser des paysages étranges et hallucinés ; sommes-nous sur terre ou au fond des océans ? Le lecteur, en quelques pages, vogue de paysages oniriques en spectacles cauchemardesques, toujours servis par un magnifique dessin sans fioriture excessive. Peeters déclare s’être notamment inspiré de Katsuhiro Otomo (l’auteur d’Akira), ce dont je vous laisse juge. Quoi qu’il en soit, le rendu est élégant, maîtrisé, ni surchargé ni avare de détails, plus « naturel » (si je puis dire) que beaucoup d’autres œuvres du genre. Et ça fait du bien. La mise en page est de son côté particulièrement étudiée, l’agencement des cases, le cadrage et le choix de points de vue contribuant largement à s’imprégner de l’histoire, notamment dans ses ressorts les plus psychologisant. Grâce au soin apporté au découpage des planches et à la beauté du graphisme, nous suivons sans peine (et même avec plaisir) le cheminement des souvenirs de Verloc engendrés par la lecture du journal, de ses sentiments les plus intimes aux péripéties liées à la quête de l’Aâma. Une des grandes forces de Peeters est d’avoir une maîtrise suffisante de la BD comme art pour faire une histoire cohérente et haletante à partir d’idées complexes qui auraient tout à fait pu entrer en collision les unes avec les autres.

Idées complexes

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En effet, l’ambition de Peeters dans Aâma est non seulement de construire des personnages aux facettes multiples, d’explorer les ressorts de l’âme humaine,  mais aussi de réfléchir sur des thématiques propres à la science-fiction, au sein d’un récit rythmé ne délaissant pas l’action au profit de la contemplation. La position de Verloc, qui est totalement contre le progrès, permet à l’auteur de poser les bases d’une réflexion sur la relation entre l’homme et le progrès technique. Chose banale vous me direz sans doute, ce que je ne peux pas réfuter. Cependant, le soin apporté à la trajectoire du héros donne une réelle épaisseur à ce questionnement. Ainsi, Verloc fait le choix de ne pas modifier génétiquement son enfant à naître, technologie accessible dans son monde. Pour cela, il lui faut au préalable affronter les peurs de sa femme qui cherche à se protéger d’aléas biologiques dont on ne peut nier le caractère injuste et insupportable. Grâce aux relations qu’il développe, Peeters donne de la chair à des réflexions qu’une œuvre désincarnée n’aurait peut-être pas sorties de la conversation de comptoir. Outre cela, Aâma nous propose une quête exploratoire plus poussée sur les finalités de la machine, n’hésitant pas à faire de l’humanité une sorte d’Icare aux ailes brûlées par sa propre création. Mais il ne s’agit pas pour l’auteur d’Aâma d’imaginer l’avènement d’une armée de robots tueurs, voulant simplement être calife à la place du calife. Il s’agit plutôt de conceptualiser un moment où l’artificiel transcende l’humanoïde, le dépasse et le rejette finalement dans les ténèbres de l’évolution. La machine ne devient pas l’égal de l’homme,  mais plutôt fait naître un plan d’existence où celui-ci n’a sans doute plus sa place. L’œuvre est donc particulièrement dense et ne devrait pas décevoir les blasés des récits d’aventure bien creux.

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 « J’ai compris que la beauté de la science-fiction était à l’intérieur des personnages. Toutes ces voitures qui volent, c’est magnifique, mais on s’en fout » déclarait Frederik Peeters lors d’un interview accordée à Actua BD. Cette phrase à elle seule devrait vous pousser à mettre la main sur Aâma. Cette série de quatre tomes dispose de tout ce dont une bonne bande dessinée de SF peut rêver : entre autres, un univers dépaysant, un regard original et une histoire qui ne sonne pas creux. Elle développe des réflexions intéressantes sans tomber dans une espèce de masturbation contemplative qui serait tout à fait caractéristique du type ayant l’intention de faire un truc plus malin que les autres. C’est dosé, maîtrisé, avec une belle part d’audace cependant. Un must. 

Graour

Errant dans les mondes vidéoludiques depuis mon plus jeune âge, j'y ai développé quelques troubles psychiques. Mais rien de grave, rassurez-vous. D'ailleurs, pour me remettre les idées en place, je lis du Lovecraft, fais des soirées Alien et imite Gollum à mes heures perdues. Tout va bien.