Mangas

Bestiarius, manga romain-fantastique

Parmi l’énorme production d’œuvres de la culture populaire actuelle, on se retrouve parfois un peu désorienté. Appâté comme le goujon par toutes ces couvertures ou jaquettes vantant l’étourdissante volupté de tel film, la perfection ineffable de tel bouquin, nous errons souvent, tel de somnambules consommateurs venant chercher nos analgésiques de l’âme, palliatifs miracle à ce monde de merde. Mais malgré l’incroyable diversité des contenus, des univers, des personnages, parfois géniaux, rarement cela s’adapte parfaitement à nos goûts personnels.

Bestiarius8Or dans le cas présent, au bout du suspense de cette interminable introduction, votre serviteur (retirer immédiatement de vos cerveaux malades et corrompus ces images dégoûtantes de soubrette poilue !) s’est trouvé par hasard devant un amoncellement de mangas dans lequel se trouvait la quintessence de ce qui sied à merveille à son petit ego bizarroïde ; Bestiarius. Un manga se déroulant dans la Rome antique, avec des légionnaires patibulaires, des gladiateurs hâlés, des notables corrompus… et des putains de créatures mythologiques venant se faire tronçonner le gigot velu dans le sable du Colisée !!! Vous ne le sentez pas le concept viscéralement cool ?!

Et quand c’est servi par un dessin d’une maestria sur laquelle on risque revenir, que demande le peuple ? Évidemment du pain et des jeux mes amis, nous n’en sommes que de tristes et consentantes victimes. En tout cas je me suis demandé, passée mon entrée en transe fiévreuse, si je n’étais pas en communion astrale avec Masasumi Kakizaki, l’auteur de la pépite qui, le fourbe, n’a pu dénicher pareille chose que dans les replis les plus douteux de mon âme. Oui, c’est beaucoup m’attribuer, mais bordel… il y a tout pour me plaire dans ce concept ! Bref, soulevons maintenant le capot de la bête pour voir ce qu’il a dans le ventre et si cet incroyable thème parvient à tenir toutes ses promesses.

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Vivere militare est1

Bestiarius6Bestiarius, comme son nom l’indique (si si, vous allez voir) souligne l’idée que cela va parler de gladiature. En effet, dans la Rome antique il y avait une multitude de combattants servant dans l’arène, portant des armes spécialisées et affrontant des adversaires récurrents. Ainsi, l’image de gladiateurs que nous avons tous en tête est celle du rétiaire avec son filet faisant face au secutor plus lourdement équipé. L’affrontement était équilibré ; le premier plus mobile pouvait immobiliser son adversaire qui, lui, avait l’avantage de la protection. Mais dans l’amphithéâtre si les hommes se faisaient face, il arrivait aussi qu’ils se trouvent opposé à des bêtes sauvages dont l’imaginaire collectif a surtout retenu les fauves (il y en eu pourtant bien d’autres).

Les combattants qui s’y confrontaient étaient donc connus sous le nom de bestiarii (singulier bestiarius), bestiaires si l’on transcrit en Français. L’auteur s’est donc servi de l’Histoire pour développer son propos ; plutôt que de créer un nouvel univers médiéval-fantastique, il a plongé dans l’Antiquité qu’il a ensuite enrichi d’une dimension imaginaire, puisée dans l’ancien répertoire mythologique. Évidemment dans l’arène on retrouve les stars incontournables des grands mythes tel que, par exemple, le minotaure. La démarche, si elle n’est pas pleinement originale, reste néanmoins inhabituelle et ce n’est pas ma passion pour l’Antiquité qui va y trouver à redire.

Omnes enim qui acceperint gladium, gladio peribunt2

Bien évidemment, puisqu’on est dans le thème des combats de gladiateurs, vous vous imaginez bien, enfin je l’espère, que l’on n’est pas dans un tuto point de croix ou glaçage de gâteaux à la meringue. Bestiarius est un manga violent, ça découpe la barbaque, ça démembre et la météo de certaines cases est placée en vigilance orange « violentes averses d’hémoglobine ». Cela fait un peu tiquer quand on pense que le format choisi est le shonen, c’est à dire le manga pour ado. On reviendra plus loin sur ce point qui est à mon sens crucial en ce qui concerne la qualité profonde de l’œuvre. Personnellement je goûte assez ce genre d’ambiances bourrines, surtout quand c’est pour claquer quelques planches incroyables de maîtrise dans la composition ; mouvement, postures iconiques, sens du cadrage (bim, contre-plongé ; personnage impressionnant et dominant, bam, silhouette lugubre en contre-jour ; créature inquiétante et mystérieuse…) Bref, le gars sait faire et montre ses gammes tranquillement, ce qui rythme grandement le récit. Les scènes de combat sont très dynamiques même si parfois son goût pour le détail le pousse à un poil de surcharge… mais franchement quand on a ce niveau là, on peut se le permettre.

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Sens du cadrage

L’auteur pousse même le vice visuel jusqu’à nous gratifier de quelques planches en couleur dans les deux tomes sortis chez Kazé Shonen up ! dont le travail est plus que soigné. Visuellement cela me semble être de l’aquarelle et si c’est du numérique, ça se passera de commentaire. En clair vous aurez compris que factuellement, c’est un peu de la bombe et que cela possède quelques arguments funs à faire valoir.

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Si vous m’avez déjà lu, vous savez sans doute que j’attache une importance légère… non plutôt hargneuse, à un certain respect du rapport que l’on entretient à l’Histoire avec un grand H comme dans Hargne justement. Ce que je vomis c’est la crapulerie de certains qui font passer leur vision navrante du passé pour réalité historique. Dans le cas qui nous occupe on est en plein dans le fantastique assumé, les voyants de défense de l’Histoire en péril sont donc au vert. Néanmoins, ô bonne surprise amie, l’auteur s’est un peu documenté et nous propose de fort crédibles costumes de soldats romains, avec lorica segmentata, gladius pompeii et casque impérial gaulois s’il vous plaît ; de quoi ouvrir mes chakras.Bestiarius9

Pour le reste, évidemment, il se permet de grandes libertés, notamment pour les personnages principaux, afin de les caractériser davantage, les individualiser même. Et puis soyons honnête, une épée bâtarde d’un mètre dix a plus de charisme intrinsèque qu’un poignard amélioré de gladiateur historique… Cela n’entache pas l’atmosphère à l’Antique, d’autant qu’on a droit à des scènes bien adaptées de la période, comme par exemple la vente d’esclaves en place publique. Vous allez peut être grogner que vous n’en avez pas grand chose à carrer de mes divagations latines et de mes pinaillages de péteux mais je vous rétorquerais que j’en ai ma claque de voir les sempiternels légionnaires en plastique à la mode peplum fauché italien des années soixante. Quand on fonde une partie du récit sur la puissance militaire romaine il me semble quelque peu important que les légionnaires aient un peu de gueule, c’est un poil plus crédible.

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Néanmoins dans tout cela il y a quelques ombres au tableau. Je l’ai dit plus haut ; le ton de ce manga est celui du shonen, avec ses codes et ses normes. C’est louable, moi aussi j’ai ma petite consommation d’œuvres du genre et dont certaines sont d’une excellente qualité. Mais l’auteur est davantage semble-t-il habitué au manga pour adulte (non pas le mangas avec galipettes acrobatiques pratiquées en déshabillés intégral), le seinen. Plus grave dans le ton que le manga pour ado, je pense qu’il se serait mieux harmonisé avec le cœur de l’histoire développée dans Bestiarius et surtout, il aurait davantage cadré avec les envolées lyriques en hémoglobine majeur qui parsème les cases. Ce qui me gêne le plus dans ce manga, c’est surtout le manichéisme trop radical entre les méchants Romains et les gentils monstres. Pour en trouver un méchant il faut nécessairement qu’il ait une gueule à faire se liquéfier les viscères d’un vétéran endurci, alors que bon, mettre un peu de contraste là-dedans n’aurait pas gâté la mayonnaise. On a trop vite compris qu’il y a une dénonciation des structures politiques oppressives.

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Et puis bon… moi je les aime bien mes Romains, j’en ai un peu marre qu’on les présente la plupart du temps comme des crypto-fascistes à tendance totalitaire, l’esprit rongé par un avilissement décadentiste fin-de-siècle… C’est un peu le syndrome Joachim Phoenix dans Gladiator ; les Anciens se sont trop vautrés dans le détail crasseux sur d’illustres personnages morts et dont il convient de salir la mémoire. Suétone par exemple fut un maître dans l’exercice, et bon nombre de nos contemporains s’imaginent à cause de lui que la moitié des empereurs romains étaient complètement givrés, perclus de tares génétiques et de névroses issues de l’enfance et que l’autre moitié était composée de péteux sans personnalité, tout juste bon à visser leur impérial derrière dans un fauteuil trop grand pour eux. Dans Bestiarius ce n’en est pas un bien vaillant qui est dépeint, Domitien, deuxième fils de l’empereur Vespasien et pas le plus doué de la liste. C’est ici un maniaque assez similaire, en nettement moins complexe, au Commode de Gladiator. Cet exemple est assez symptomatique du traitement des personnages et plus largement de l’intrigue.
Au delà les petites histoires, si elles ne manquent pas d’entrain, en cela soutenu par la qualité du story-board, peinent à nous captiver et on pressent sans efforts les dénouements à venir.

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Bestiarius est un shonen contrasté qui, s’il brille par plein de qualités, fera fuir tous ceux qui sont en quête de profondeur dans le traitement du récit. A trop fonder le concept sur les éléments visuels et l’univers, on perd en profondeur et au final on a un peu l’impression que l’auteur s’est lancé dans une vaste salle de jeu avec son concept immensément fun et ses dessins de folie sans trop savoir où il allait. Personnellement vu que je suis passionné d’Histoire romaine (attention, on reste dans les révélation fracassantes) et d’illustrations, je le trouve sympathique et attrayant. Mais il est certain qu’il ne contentera pas tout le monde.

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Je mets ma massue où je veux, et c’est souvent dans la gueule.

1 : La vie est un état de guerre

2 : Tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée

3 : Auprès des ancêtres

4 : Dans le royaume des ombres

Flavius

Le troll Flavius est une espèce étrange et mystérieuse, vivant entre le calembour de comptoir et la littérature classique. C'est un esthète qui mange ses crottes de nez, c'est une âme sensible qui aime péter sous les draps. D'aucuns le disent bipolaire, lui il préfère roter bruyamment en se délectant d'un grand cru et se gratter les parties charnues de l'anatomie en réfléchissant au message métaphysique d'un tableau de Caravage.

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