Ce n’est pas toi que j’attendais… et c’est pas Godot non plus

Découvrir et apprécier une oeuvre dépend étroitement du contexte. Si vous avez passé une bonne soirée avec des potes, un bon resto, un petit verre en terrasse, le film qui suit part avec quelques points bonus. Par définition on n’y arrive pas avec la même envie d’en découdre que si la journée a été pourrie, que l’on a grelotté sous la pluie limousine, les pieds mouillés et la goutte au nez. Or certaines œuvres ont une plus grande dépendance vis à vis du contexte pour donner leur plein potentiel. Ce n’est pas toi que j’attendais de Fabien Toulmé est de cette sorte et précisément je l’ai lu dans l’ambiance disons optimale. C’est parti pour la chronique lacrymale sur son lit de morve et de hoquets convulsifs.
Attention : Je vais ponctuellement spoiler quelques passages, si vous voulez vivre une expérience de découverte pure allez donc lire la BD et revenez me voir ensuite.

 

Une découverte

Ce n’est pas toi que j’attendais est un titre à la fois mystérieux et explicite mais quand on prend la BD entre ses mains on comprend immédiatement que cela va causer de parentalité ; un mobile et un lit à barreaux nous l’indiquent aisément. Or justement, devenu papa depuis peu, j’avoue que ce qui a trait aux petits m’intrigue de plus en plus. Pris que j’étais dans une file d’attente post-coronavirus, je papillonnais dans le rayonnage à côté de moi pour faire passer le temps et ce titre m’a interpellé. Connement, comme j’aime bien ce format de bande-dessinée (je suis un homme simple), je me suis mis à la feuilleter. D’emblée le dessin efficace, d’une grande lisibilité et le fait que cela soit un récit de vie ont fait naître chez moi cette petite graine de l’envie. Je n’ai pas cédé immédiatement, mais, grandissant, la graine a eu raison de ma mâle dignité et j’ai fini par venir ramper devant le maudit rayonnage pour quémander l’œuvre et reparti goulûment avec pour la lire aussi vite que possible. Et là, ô désespoir ennemi, ce fut un déchaînement d’émotions qui chiffonna mon petit cœur de Troll et me laissa pantois, avec l’irrépressible nécessité de serrer fort ma fille dans mes bras.

Une vie qui déraille ?

Le récit, autobiographique donc, raconte la grossesse de la femme de l’auteur, commencée au Brésil ainsi que la naissance et les premiers mois de vie de leur fille. Le suivi médical n’inclut pas nécessairement le test sanguin permettant d’exclure de façon certaine la trisomie 21 mais fonde l’essentiel de l’analyse sur l’étude de l’épaisseur de la nuque du fœtus. C’est un critère jugé suffisamment explicite et comme une toubib le leur déclare, vous avez plus de chance de gagner au loto. 

Par la suite le couple décide de venir habiter en France ; choc climatique et pour la maman changement dans le suivi médical de l’enfant. Il faut réussir à prendre en marche le train d’un accompagnement qui se fait habituellement de bout en bout. Obtenir des rendez-vous s’avère complexe, les examens ne sont pas tous faits et la particularité de l’enfant passe sous les radars de la médecine. 

La naissance est donc un moment très particulier ; le cœur du bébé a des ratés, les parents ne peuvent découvrir leur enfant que plusieurs heures après sa venue au monde et pour le papa c’est d’emblée un choc. Il découvre un petit bout de chou avec un physique singulier. Pour lui c’est la douche froide, il avait chevillée au corps la crainte viscérale de la trisomie et face à sa toute petite il croit déceler les caractéristiques de cette affection génétique. Quand le diagnostic tombe il est sonné de nouveau, bien plus que sa compagne chez qui les réflexes maternels prennent le pas sur les questions. Mais si les adultes encaissent, leur fille, elle, adopte instantanément sa petite sœur, créant ainsi le premier décalage entre une conscientisation compliquée d’un côté et au contraire de l’autre un torrent d’amour qui transcende les différences. 

Dès lors le reste de l’œuvre décrit le processus d’acceptation de l’auteur, la gestation de l’amour pourrait-on dire qui, s’il débute en chemin de croix, devient bien vite émerveillement et si les doutes ne se sont pas évanouis, la tendresse les dépasse. La BD se conclut sur quelques photographies de Julia, tout sourire : elles viennent dissiper les doutes et exalter l’évidence, l’amour inconditionnel.

Préparez les Kleenex. Pas pour ça Graour, pas pour ça…

Je l’ai écrit un peu plus haut, Ce n’est pas toi que j’attendais est une bande-dessinée qui tire sa substance de l’émotion qu’elle transmet. La construction de l’histoire se concentrant sur des moments importants de la vie des protagonistes, on suit une galerie de moments aux atmosphères différentes et rythmés par des couleurs d’ambiance. Autant vous dire que les gammes sont plus chaudes au Brésil qu’à l’arrivée en banlieue parisienne en plein hiver. Cependant ce jeu chromatique ne se borne pas à illustrer les lieux et les saisons, il permet aussi de souligner les accords de la mélodie du quotidien, tantôt tendue, tantôt douce et caressante. 

De fait, les chapitres sont comme des portes entrouvertes sur les moments particuliers de ce quotidien inhabituel, de ce cheminement d’un homme dans les affres de ses sentiments, en but à la norme et au handicap. L’œuvre a nettement une dimension cathartique et il est certain que pour les couples ayant à affronter la trisomie au moment d’avoir un enfant, elle apporte un retour d’expérience salvateur. Elle expose les multiples questions qui voltigent dans un cerveau et les pensées obscures que l’on n’ose formuler. Mais surtout elle donne de l’espoir ; elle est un processus d’acceptation certes, mais une acceptation qui ne se fait pas par défaut. L’auteur l’exprime très bien au moment de bascule de son oeuvre ; « ce n’est pas toi que j’attendais… mais je suis quand même content que tu sois venue ». Et voilà, il n’en faut pas plus pour que le Troll que je suis s’éponge les yeux et le nez…

Alors j’entends déjà les cris stridents des harpies du cynisme modernes criant leur mépris des sentiments et de l’humanité. Êtres diaboliques je le confesse volontiers, j’ai versé ma larme en lisant I kill Giants et Mother Sarah m’a tourné deux ou trois fois les tripes ; serait-ce un crime d’éprouver des émotions viles  créatures aigries ? Et d’ailleurs, si vous êtes parents et que vous lisez ça sans le moindre trémolo c’est que vous avez le cœur plus froid que celui d’un putain de marcheur blanc ! Et qu’il faut vous faire une thérapie de choc de désaroumanisation parce que vous êtes mal engagés mes cocos. Bref, nous autres jeunes parents et moins jeunes aussi, c’est de la BD pour nous, on va pas s’le cacher et ça serait criminel de s’en priver.

Ce n’est pas toi que j’attendais de Fabien Toulmé est une ode magnifique au fait de devenir parent, en dépit des épreuves qui peuvent venir s’immiscer dans ce moment si particulier. Pour tous les parents qui ont eu à affronter la trisomie et ses soucis, elle est un soutien qui ne manquera pas de leur montrer que par delà leurs doutes et leurs angoisses il demeure invariablement un petit bout qui n’attend que leur amour. Pour les autres, deux choix, soit vous voulez quand même découvrir l’histoire, quitte à y revenir après être devenus parents, ou garder cela comme un trésor que l’on doit laisser maturer pour le savourer à son plein potentiel… Et ça mes loulous c’est pas moi qui vais vous aider à choisir.

 

Flavius

Le troll Flavius est une espèce étrange et mystérieuse, vivant entre le calembour de comptoir et la littérature classique. C'est un esthète qui mange ses crottes de nez, c'est une âme sensible qui aime péter sous les draps. D'aucuns le disent bipolaire, lui il préfère roter bruyamment en se délectant d'un grand cru et se gratter les parties charnues de l'anatomie en réfléchissant au message métaphysique d'un tableau de Caravage.

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