Grand frère : un premier roman coup de poing

Grand frère est en colère. Grand frère a la rage, Grand frère a la haine. Grand frère gratte des thunes comme il peut, chauffeur de Uber car il a cru en une opportunité qui s’est vite transformé en arnaque. Grand frère vit entre sa bagnole et son HLM, passe ses nuits à observer le monstre de lumière, la ville, qui dort et s’illumine alors que lui explose son esprit embrumé à coup de joints trop chargés pour oublier ses rêves taris et endormir la bête qui rugit en lui. Grand frère est seul. Il y a bien le père, le daron, mais trop de non-dits, trop de silence et de chagrin les séparent comme une frontière invisible mais inaltérable. Le père aux sourcils broussailleux, à l’âme de coco révolutionnaire mais brisé dans l’élan par la vie, le père comme un témoin fané des origines de Grand frère, le seul souvenir encore palpable de la Syrie familiale, le seul à rappeler les fantômes de l’enfance, de la mère et de l’innocence. Grand frère peste. Il rumine contre Petit frère. Barré dans l’enfer Syrien sur un coup de tête, sans prévenir, sans mot et sans soupir. Infirmier de profession il a voulu aider ceux qui souffrent, ses frères de spiritualité et d’origines, alors il est parti avec ses amis, pleins d’espoir, de volonté et beaucoup de naïveté. Et toujours cette colère en creux, comme une partenaire de vie qu’il partage avec beaucoup de ses proches… Et puis il y a aussi que le quartier murmure. Et Grand frère tend l’oreille comme tout le monde. Il va se passer quelque chose, de grave assurément. On souffle que des gars seraient débarqués de Syrie. Des gars d’ici prêts à passer à l’acte, à tutoyer les étoiles dans un grand final explosif. Il va se passer quelque chose… D’autant que cet inconnu qu’il a croisé en sortant du bus avait des traits familiers. Se pourrait-il que Petit frère soit de retour ?

L’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage

Fils d’une mère turque et d’un père kurde réfugiés en France, Mahir Guven a bourlingué, comme tous. Des petits boulots au journalisme, il s’est fait sa place et a pris la plume pour livrer Grand frère, un roman sorti de ses tripes, à la fois incisif, fulgurant et témoin d’une époque, d’une part de la société. Cette part que l’on a trop tendance à oublier, à camoufler : les banlieues et leurs problématiques enracinées. Ici on se retrouve avec un paumé de la vie qui nous raconte, nous narre. Comme une voix off en continue, il nous présente son quotidien et ses démons, bien enfouis sous des kilo-tonnes de colère muette. Son frère s’est barré, son père est un immigré qui a cru en l’Eldorado et qui s’est cassé les dents sur le réel, et lui est un survivant, perdu entre deux cultures, naviguant et survivant entre les géants de béton qui font son horizon. À errer comme une âme en peine, broyé de la vie, submergé par un ennui mortel et aliénant, Grand frère essaye tant bien que mal de se relever de sa propre histoire, de ses propres traumatismes. Sans jamais faire de leçons de moral ou sans jamais tomber dans la victimisation, Guven présente une jeunesse que l’on a trop tendance à caricaturer ou à ne voir au « grand jour » qu’à travers des clips de rap ou des images de télévision partisanes. Une jeunesse que la société dénigre, que les flics craignent, que les parents délaissent, que le monde du travail évite, une jeunesse problématique qui ne demande pourtant qu’à trouver sa place. Alors quand les tentations, les sirènes communautaristes ou extrémistes se font entendre, on se retrouve face au constat d’échec général : notre pays a abandonné une partie de ses citoyens. Et Guven, en plaçant son récit autour de deux personnages, deux frères cassés de la vie, ose prendre la parole sur ce constat et apporter une vision concrète, comme un instantané, un témoignage. D’un côté nous avons le Grand frère pétri de colère rentrée, de l’autre le Petit frère qui ne veut qu’aider une population qui se fait bombarder en Syrie. Les deux sont dans un mirage, un aveuglement sur leur propre situation et s’enfoncent l’un et l’autre dans l’inévitable : Grand frère s’étiole dans son quotidien et sa colère qui le ronge, pendant que Petit frère sombre dans l’extrême en trouvant un vaisseau à sa haine.

Grand frère est le premier roman de Mahir Guven et il est une énorme claque. Un article court pour un roman qui m’a coupé le souffle. Pas besoin de longs discours quand on est face à ce genre de fulgurances. À lire, évidemment, de toute urgence. La génération 90 a eu La Haine de Kassovitz, celle de 2018 aura Grand frère de Mahir Guven.

LazyLumps

Déjà petit, le troll Lazylumps collectionnait les cailloux. Après en avoir balancé un certain nombre dans la tronche de tout le monde, il est devenu le "Rédak' Chef" de la horde, un manitou au pouvoir tyrannique mais au charisme proche d'un mollusque. Souvent les nuits de délire on l'entend hurler "ARTICLE ! ARTICLE ! IL FAUT UN ARTICLE POUR DEMAIN".

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