Jim Curious : folle escapade à travers la jungle

En 2012, le jeune Matthias Picard avait épaté le monde du neuvième art avec une bande-dessinée en 3D anaglyphe, Jim Curious, voyage au cœur de l’océan. Un petit bonhomme affublé d’un scaphandrier rouge y partait à la conquête de splendides profondeurs marines. Une œuvre superbe et novatrice éditée par les Éditions 2024 qui avait fait connaître l’auteur auprès d’un large public.

… C’est du moins ce que votre serviteur a lu à droite ou à gauche, n’ayant jamais daigné mettre la main sur cette première aventure de Jim Curious. À l’époque, il avait en effet nourri de sérieux doutes sur l’intérêt de la 3D, la ravalant au rang d’amuse-gosse médiatique. Sept ans plus tard, rattrapé par son âme d’enfant peut-être, le cerveau assurément lesté d’un peu plus de plomb, il n’a cependant pas raté l’occasion de découvrir le travail du jeune strasbourgeois.

Il était temps ! Cette deuxième aventure intitulée « voyage à travers de la jungle » est une merveille, qui mérite amplement tous les qualificatifs qui ont pu lui être accordés. Plaisir pour les yeux, conte poétique, il s’agit d’une bande-dessinée moins triviale qu’on ne pourrait le croire. 

Regardez-moi ce beau toucan

Les premières planches ne nous offrent guère d’informations ; le petit Jim se réveille dans une maisonnette et, grâce à un curieux miroir, parvient à l’orée marécageuse d’une forêt luxuriante. Rêve-t-il, à la manière d’un Little Nemo ? Plusieurs indices laissent à penser qu’il s’agit un voyage onirique. Ce serait d’ailleurs un fort bel hommage à l’un des fondateurs de la bande-dessinée. Le lecteur optera pour l’interprétation de son choix ou, mieux, laissera vivre cette équivocité féconde. 

Alors que notre jeune explorateur pénètre l’étendue boisée qui s’étend à perte de vue, c’est tout un univers que Matthias Picard nous dévoile ; les entrelacs de racines noueuses, la grâce des hautes fougères, l’épaisseur de la canopée que la lumière ne troue que par intermittence, toutes ces choses magnifiques du monde sylvestre. Loin d’être un attrape-passant, la 3D fonctionne superbement pourvu que l’on suive les consignes de l’éditeur. La densité de l’univers végétal s’impose à l’œil, les textures en relief donnent envie de les caresser du doigt, bien aidées par un souci du détail qui force le respect : la nervure des feuilles, les plis et les replis de l’écorce sont dessinés avec une précision hyper réaliste. On s’étonne, émerveillé, et on s’y perd.

Passage obligé, la faune n’est pas en reste, et ravira les plus jeunes. La tripotée de singe n’est pas sans rappeler vaguement Le livre de la jungle (le nasique dodu de la p. 35 m’évoque surtout Narfi), tandis que c’est avec une émotion inquiète que l’on contemple des papillons envoûtants, qui se font bien rares dans nos contrées… Si l’œuvre de M. Picard n’a en première lecture rien du travail à charge écologiste, sa façon de célébrer la nature vaut bien tous les manifestes.

Pour les petits… Et pour les grands

Jim Curious, voyage à travers la jungle n’est toutefois pas qu’un livre un peu naïf composé de belles images que l’on parcoure avec un certain dilettantisme.

Premier aspect qui détone, la jungle dans laquelle évolue notre jeune explorateur n’apparaît pas toujours des plus accueillantes. D’ailleurs, la nature n’est pas anthropomorphe ici ; elle ne dialogue pas ni ne se comporte humainement avec le personnage éponyme. Les sous-bois sont aussi un lieu d’obscurité parsemé d’obstacles et nimbé d’une aura mystérieuse. Le noir et blanc participe en ce sens à installer une ambiance crépusculaire, moins chaleureuse que dans nombre de productions estampillées « jeunesse » et bariolées de couleurs…

Par moments, l’émerveillement du lecteur pourra même se doubler d’un sentiment de solitude. À voir déambuler Jim dans les ruines d’une civilisation disparue, ou marcher non loin d’un train abandonné, et tout cela dans un silence absolu, on se demande si ce voyage ne tient pas plus du Arzach de Moebius que de la bande-dessinée pour enfants. L’étrange, l’hallucinatoire, voire le trip ne sont jamais très loin. D’ailleurs, si la flore est dans son ensemble plutôt réaliste, certaines formes cactoïdes relèvent davantage de la biologie de science-fiction.

 

Si Jim Curious passionnera également les amoureux de bande-dessinée un peu plus intéressés par les aspects techniques, c’est aussi parce que la création en 3D renouvelle quelque peu l’approche que le lecteur et l’auteur peuvent avoir du neuvième art, au-delà du pur plaisir esthétique qu’elle procure.

Naturellement, la création d’une perspective spectaculaire requiert un travail spécifique sur l’organisation du dessin dans les cases, et conduit à choisir des plans « cinématographiques » : telle cette vignette où, depuis la berge, on aperçoit en fond une rivière, vision obstruée au premier plan par des frondaisons dont le saisissant relief vient renforcer l’effet de profondeur (plan que l’on peut retrouver dans un film comme Aguirre). Toute cette confection virtuose de l’illusion n’est pas inintéressante à pister au fil des pages.

La 3D permet de surcroît à l’auteur de faire ressortir – et donc d’attirer l’attention sur – les plus infimes détails, détails que le béotien pressé négligera neuf fois sur dix. Tel un porc-épic mal embouché qui aurait un peu trop fumé, il vous arrivera de phaser sur un minuscule moustique ou un champignon un peu égaré dans un coin. Ce n’est pas le moindre des mérites de Jim Curious que de nous pousser à nous investir pleinement dans chaque dessin, à savourer à sa juste valeur le travail de l’artiste. Il ne s’agit pas uniquement de « faire joli », mais de donner à voir, d’aspirer le regard pour ne jamais le lâcher.

La bande-dessinée est caractérisée par cette tension irrésolue entre mouvement et fixité, attraction et expulsion du regard, créée par l’insertion d’une case dans une séquence. Parfois, on ne peut s’empêcher de se dire que tout va trop vite, que l’on dévore, que l’on rate finalement l’essentiel. Avec ce voyage en trois dimensions, M. Picard ralentit le rythme de notre lecture, et nous offre un moment de contemplation qui s’étire, sans pour autant que l’on perde le fil. Du grand art.

Confortablement installé dans le canapé, lunettes en papier juchées sur la bosse du nez, vous voilà prêt à pénétrer le royaume végétal enténébré qui s’esquisse dès les premières planches. L’étourdissant périple qui vous attend ne vous laissera pas indemne ; qu’il est bon de se laisser aller à quelques rêveries au pied des sapins centenaires lorsque tout ce qui vous entoure au quotidien est une étendue minérale et bruyante. Jim Curious est si happant que sa lecture s’apparente à une séance de cinéma. C’est dire la fascination que cette bande-dessinée exerce sur son lecteur. Pour parfaire ce voyage à travers la jungle, n’hésitez pas à écouter un peu de musique… Pourquoi pas un peu de Dead can dance, dont les sonorités intimistes et contemplatives feront merveille ?

Graour

Errant dans les mondes vidéoludiques depuis mon plus jeune âge, j'y ai développé quelques troubles psychiques. Mais rien de grave, rassurez-vous. D'ailleurs, pour me remettre les idées en place, je lis du Lovecraft, fais des soirées Alien et imite Gollum à mes heures perdues. Tout va bien.