Les Dissociés : Le cinéma dans le corps d’internet (et réciproquement)

On en parle un peu partout et parfois un peu n’importe comment. Non, Les Dissociés n’est pas le premier long-métrage d’internet (ce serait oublier Kickassia ou même en France Noob et Hard Corner). Cependant, il est bien un objet d’un nouveau genre. On l’a vu et on va essayer de vous en parler, en évitant le regard de poule qui a trouvé un couteau (celui de la presse généraliste) et l’aveuglement identitaire (celui de la génération internet qui défend tout et n’importe quoi tant que ça vient de son web). Bref : on va vous parler des Dissociés en tant que ce qu’il est avant tout, c’est-à-dire un vrai film.

les dissociés suricate bandeau

Signé Suricate’s eyes

Si à la téloche, on observe avec condescendance le vivier grandissant de la création web, les grandes chaînes n’ont pas perdu de temps avant de mettre des billes sur le web. Le Palmashow passe sur D8, Endemol produit la bande du Visiteur du Futur avec Frenchball, VdF qu’on retrouve produit par France 4, tandis que Canal fait de même avec Studio Bagel. Pour cette dernière union, on se trouve d’ailleurs face à un des cas les plus symptomatiques des relations ORTF-Youtube : d’un côté on produit une chaîne sur le web, tout en récupérant ses créatifs sur une téloche en quête de programmes courts et hypes (mayonnaise qui ne prend d’ailleurs vraiment pas) et en démontrant tout le respect qu’on a pour ces vidéastes 2.0 via des plagiats même pas déguisés de leurs concepts (cf. Pendant ce temps-là sur Canal +, copie carbone honteuse, sans autorisation ni crédit, des sketchs Meanwhile de Tomska).

M6 n’est pas en reste en finançant nombre de jeunes talents via le site Golden Moustache. Au milieu d’une flopée de sketchs de qualité – comment dire ? – « variable », entre les concepts à clic, pubs natives et blagues geekounes ultra-référentielles, Golden Moustache héberge un ovni : Suricate. Ce groupe est composé de Raphaël Descraques (Le Visiteur du Futur), Julien Josselin (Julfou) et Vincent Tirel (on y trouvait également à la fondation FloBer, dont les créations solo n’ont pas démérité depuis son départ). Ce sont ces trois braves gars qui sont à l’origine des Dissociés.

Suricate a toujours eu une place toute particulière dans la galaxie des vidéos à succès. Premièrement, on notera l’excellente facture technique de leurs productions, qui ne s’explique pas uniquement par les moyens fournis par la télé : leurs budgets restent faibles par rapport au tout-venant de la télé traditionnelle et leur capacité, à la fois de bricoleurs et de bons techniciens, à les optimiser à l’écran force le respect (là où d’autres formés aux créations fauchées perdent le contrôle dès qu’ils ont un minimum de moyens pros). Deuxièmement : les sketchs de Suricate ont toujours été à contre-courant, non seulement des productions télé, mais surtout des productions web. En quelques années, internet a bien changé et fait mentir ceux qui n’y voyaient un avenir que pour les vidéos de chats, les podcasteurs qui causent de leur chaussettes perdues et les gags putassiers de 30 secondes chrono.

La politesse du désespoir

Si vous ne connaissez pas leur travail, je vous invite vraiment à le découvrir, si possible avant Dissociés. Bien faites, très bien écrites surtout, élégamment mises en scène, les vidéos Suricate ont très vite osé un humour doux-amer, parfois à peine présent, qui cherche à raconter des histoires et à véhiculer de l’émotion plutôt que de la bidonnade facile et des clins d’œil complices (à quelques exceptions près). Même quand le sujet parait taillé pour le buzz, on tombe rarement sur quoi on pensait cliquer, à l’image d’une vidéo comme Le Syndrome Post-Rupture, profondément triste sur un terrain pourtant propice à la superficialité post-ado. La Chasse aux Canards, qui parle du changement d’un pote qui se met en couple, part sur des blagues classiques de mecs grégaires (étape qui aurait suffit au buzz facile), avant de se permettre de retourner le propos (étape de « la vidéo à buzz douée d’un minimum d’ambition »), non pas une, mais deux fois pour transformer un concept con-con en sous-texte malin (étape Suricate). Un niveau d’exigence assez généralisé qui culmine dans Le Fantôme de Merde, sketch long de 25 minutes (et néanmoins fort populaire), qui amène son idée jusqu’au bout en passant par un paquet de moments touchants et intelligents. Une vision de l’humour très bien résumée dans Faîtes-le rire, petite pépite de sincérité.

Si je m’étale là-dessus alors que j’avais promis de parler de « Dissociés en tant que film », ce n’est pas parce que je suis un gros branleur de chroniqueur aussi péteux qu’inconséquent (en tout cas, pas seulement) : c’est surtout parce qu’une fois que vous savez ça sur Suricate, vous avez une bonne idée de ce que vous allez trouver dans leur film.

Ce flim n’est pas un flim sur le cyclimse

Le principe est simple : il existe des gens capables d’échanger leurs corps, les fameux Dissociés.

Dissociés suricateVoilà. De rien. C’était le Cri du Troll. N’hésitez pas liker notre page, nous suivre sur Lycos et à partager l’article.

Pour être plus précis, les protagonistes – Lily et Ben – sont un couple de losers magnifiques (comme on dit pour se la raconter dans une critique), trentenaires ou presque, sans grande ambition à part essayer d’arrêter de se cuiter en semaine. Un archétype générationnel cher aux Suricates comme à nombre de créatifs du web, également omniprésent dans la comédie américaine qui semble les inspirer bien plus que celle du cinoche français actuel. La plupart du temps, ils sont incarnés par Raphaël Descraques et Julien Josselin (oui, c’est une histoire de changement de corps on vous dit, suivez un peu, bordel). Le trio est complété comme d’hab’ par Vincent Tirel et sa grosse beubar, qui joue Magalie, une enfant de 5 ans et demi (je vous ai expliqué le truc des changements de corps ?)

Don’t worry, we’re from the internet

Du point de vue de la production, il est à noter que l’ensemble dispose de moyens inhabituels pour une production du web (d’où son aura de « vrai film des internets ») mais ridicules pour une production classique : 150.000 euros (environ 1% du Aladin avec Kev Adams, même pas de quoi couvrir son salaire, encore moins sa promo abusive), trois semaines de tournage et des techniciens polyvalents en sous-nombre. Cette dimension spartiate est à prendre en compte, bien sûr, mais ne doit pas servir d’excuse pour juger de la qualité du résultat final. D’ailleurs, le soin apporté à la technique indique bien que ses auteurs ne comptaient pas se cacher derrière cette indulgence avec laquelle on regarde nos contenus en ligne. Rendons honneur à leur travail en le voyant comme un objet filmique sans dérogation ni mot des parents.

Tout d’abord, la réalisation (assurée par Raphaël Descraques, avec le renfort de ses complices) bénéficie non seulement d’une photo soignée, mais surtout d’une certaine ambition : plans longs, mouvements de caméra élégants, refus du champs-contrechamps-minimum-syndical et quelques plans vraiment magnifiques. Par moment, on retrouvera tout de même la patte du sketch filmé au reflex dans l’appart des potes et quelques séquences n’ont clairement pas la dimension de leurs enjeux (figurants peu nombreux ayant tous entre 20 et 30 ans, montage laborieux, soucis de rythme, etc.). L’ensemble est ce qu’on attend d’un sketch Suricate (le haut du panier technique sur le web), tenu avec ferveur pendant 1h15 (à mon humble avis, il manque même 15 ou 20 minutes à l’ensemble pour gagner en ampleur).

Quelques autres travers ont été importés d’internet, mais sont bien moins présents qu’on aurait pu le craindre, notamment les caméos inutiles (surtout une séquence de zapping totalement dispensable) ou les blagues générationnelles 2.0 (le personnage perche à selfie / hashtags est clairement un des trucs les moins inspirés qu’ils aient jamais pondus). Mais bien heureusement, ils n’ont pas oublié d’emmener leurs qualités dans la foulée.

Sincérité et blagues de prouts

L’esprit Suricate est bel et bien là, notamment le rapport à l’humour. Le film n’est clairement pas là pour vous faire rouler sous la table à tout bout de champs. On retrouve ce mélange d’humour cul-prout-pipi-caca-painsdanslagueule accompagné de blagues plus mignonnes, parfois tristes, souvent touchantes, et d’une certaine finesse. La grande force de Dissociés n’est pas tant dans son côté parfois gras que dans ces détails tellement bien vus : une réaction discrète de Tirel qui joue la gamine de 5 ans, les petits gestes de Descraques et Josselin l’un envers l’autre, le truc de la mouche (je le grille pas mais perso ça m’a tué). Une subtilité en filigrane derrière les vannes de cul et qui crée une alchimie toute particulière.

faites le rire suricate

D’autant qu’à l’écriture aussi, Dissociés bénéficie de cette ambition, de cette recherche, qui les pousse à explorer leur concept sous différents angles. On joue bien sûr les possibilités des changements de corps, les implications niveau questions de cul et situations cocasses. Le tout tombe rarement dans l’évidence, par exemple dans les changements de sexe. Raphaël Descraques joue majoritairement une femme mais ne sombre jamais dans un surjeu cageauxfollesque, ne cherchant pas à rappeler constamment qu’il est une nana si ce n’est dans les situations (genre avoir une bite pour la première fois) et dans des détails, la façon de se tenir, le ton d’une phrase, etc. Lui comme ses deux compères cabotinent parfois (et souvent de manière jouissive) mais n’oublient jamais d’y croire très fort lorsqu’il s’agit d’être dans l’émotion, ce que le film fait sans hésiter, sans recul, ni cynisme. Je tiens à décerner une palme perso à Quentin Boissou, le méchant, qui est extrêmement crédible et à fond dans un personnage au final assez complexe (avec le support de PV Nova, dont je ne grillerai pas le rôle). La musique se permet quelques envolées épiques (malgré un pompage évident de la BO de Matrix) et le formidable dessinateur Boulet se paie une superbe séquence animée.

Car c’est pour finir ce que je voulais voir dans un film des Suricates, quelque soit ce qui me fait rire, sourire ou me passe carrément au-dessus : ce petit plus qui catapulte une situation burlesque dans des problématiques sérieuses, intimes et aux enjeux plus profonds, en assumant autant la dimension métaphorique que le comique. En bref : penser à faire les blagues de branlette (non parce que soyons sérieux, un film sur l’échange de corps DOIT aborder ce sujet) sans oublier les implications pour un couple en crise, une enfant paumée et un amoureux déçu.

Les Dissociés c’est en ligne, c’est gratos et c’est par ici.

Verdict

Les Dissociés est important pour plein de raisons.

Parce qu’ils ont eu la volonté de le faire et surtout de le faire dans ces conditions. Parce que l’audiovisuel mute et peine à faire entendre ses formes traditionnelles et celles d’une nouvelle génération. Parce qu’aussi la comédie française renâcle à être autre chose que Dany Boon, mais que l’internet normanisé aurait lui aussi bien besoin de se remettre en question. Par son existence mais aussi son succès (le budget équilibré par les seules quelques avant-premières de ciné, son compteur de vues qui grimpe), Dissociés pourrait avoir créé quelque chose de nouveau, une alternative en terme de création, de diffusion et de production.

Si cet objet n’est que le premier essai d’un nouveau genre, on peut être emballé par les perspectives à venir, plus encore que par le film lui-même.

 

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