Playlist médiévale : la vibe de l’An Mil

Vous êtes vous déjà demandé, lors d’un zouk torride en boîte de nuit ou pendant un pogo douloureux, si vos ancêtres avaient pu, en leur temps, expérimenter de semblables émotions ? Il est assez incontestable qu’au siècle dernier surgit, en matière de musique, un foisonnement de styles aussi extrême qu’il est inouï. Ce foisonnement peut-être expliqué par deux phénomènes majeurs, que sont les progrès technologiques d’une part, et l’accroissement des contacts et métissages culturels d’autre part.

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ibrahimmaalouf-r2thanafiles_en_las_cantigas_de_alfonso_x_el_sabioCes évolutions permirent aux générations contemporaines de découvrir de nouvelles formes de musiques,  proprement inconcevables jusqu’alors : entendre plusieurs fois la voix d’une même personne simultanément sur un enregistrement, moduler un signal électrique pour travailler le timbre d’un instrument, inverser un son par le mixage… C’est aussi notre rapport à la musique qui fut changé.

Ainsi, il est aujourd’hui possible d’écouter un interprète pourtant décédé ; d’avoir à sa disposition de nombreuses oeuvres et de les apprécier à loisir, n’importe quand et n’importe où ; de découvrir indéfiniment des artistes du monde entier.

En un mot, il est devenu commun d’être mélomane, tout en se passant de la présence d’interprètes de la musique, au quotidien. Aussi, comme toute génération de jeunes cons, ressentons-nous  une impression de privilège à l’égard des vieux cons qui nous précédent depuis l’aube des temps.

Il le dit mieux que moi.

Si ce foisonnement fulgurant est bien réel et considérable, il ne doit pas occulter la richesse des musiques du passé. L’opportunité féconde des ouvertures culturelles, les possibilités infinies des nouvelles technologies ne sont pas synonymes d’un talent moindre de la part des anciens. Ceux-ci avaient néanmoins une conception de la musique fort différente de la nôtre, qu’il est malheureux de juger avec un regard contemporain. Force est de constater que la musique ancienne est souvent méconnue, à l’heure actuelle. Mais à vrai dire, notre époque connaît, comme toute autre, une fascination à l’égard du passé. Cette fascination relève moins d’un intérêt pour ce que furent ces temps révolus, que d’une passion pour l’idée que l’on s’en fait. Des épopées du XIXème siècle romantique à la fantasy actuelle, en passant par les grandes fresques historiques hollywoodiennes, le Moyen Âge est  sans doute l’un des exemples les plus fertiles de cette réalité. Il constitue, depuis la Renaissance, une période généralement un peu floue, complexe, incertaine : en un mot, le terreau le plus propice au germe de l’imagination. C’est bon, j’ai réussi à caser mon prétexte pour parler du Moyen Âge. On peut continuer. 

Faun, groupe de neo-folk allemand, puise son inspiration dans le métissage de diverses musiques traditionnelles.

Cette situation se retrouve aussi dans le domaine musical. Nombre d’artistes s’inspirent de la période, tout en produisant une musique contemporaine, en rassemblant des instruments issus de cultures diverses, et d’époques différentes, qui ne s’étaient jamais rencontrés : c’est le principe du mouvement néo-folk. Alors que les musiques d’inspiration médiévale connaissent un succès conséquent, à l’instar d’artistes comme Enya, Faun, Blackmore’s Night ou encore Loreena McKennitt, les oeuvres composées au Moyen Âge demeurent méconnues. Et leur interprétation, confidentielle, à l’exception d’artistes reconnus comme Jordi Savall, dont le travail immense relève tant de la recherche historique que de l’art ! Aussi les musiques médiévales restent-elles bien souvent assimilées à un sous-genre vague de la musique traditionnelle, boudée par certains. Enfin, il est aussi difficile d’admettre que tant d’oeuvres musicales médiévales aient pu se transmettre jusqu’à nous. Et c’est pourtant le cas.

Extrait des « Cantigas de Santa Maria », attribuées au roi Alphonse X de Castille, dit « le Sage » (1221-1284).

Cher lecteur, c’est donc pour te faire découvrir ce bel univers que je te propose, en tout humilité, un petit aperçu de la musique médiévale. 

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Saint Augustin, vu par Botticelli (vers 1480)
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Boèce tchatchant avec Philosophie (« Consolation de Philosophie », vers 1372).

Comme vous vous en doutez, une période aussi vaste que le Moyen Âge (environ 1000 ans) a connu des évolutions, ainsi que des particularismes non moins nombreux que l’on ne pourra pas détailler ici. Le Moyen Âge, c’est aussi une époque riche, partagée par l’Histoire de chaque civilisation. Aussi nous intéresserons-nous ici, majoritairement, à l’Occident chrétien, pour en donner un aperçu. Non pas pour faire le jeu du FN, mais par flemme assumée, donc. 

Commençons par nous pencher sur la conception qu’eurent les médiévaux de la musique. Contrairement à l’idée que transmirent les hommes de la Renaissance, le Moyen Âge n’ignore pas l’Antiquité. Au contraire, il s’y rapporte fréquemment, et lui confère autorité (il est vrai, cependant, dans un effort de synthèse avec la pensée chrétienne). C’est pourquoi Saint Augustin (354-430), l’un des quatre Pères de l’Église, s’inspire de Platon et de Pythagore pour définir celle-ci. Elle est pour lui science des nombres, qui participe à l’organisation de l’univers par l’harmonie de ses éléments. Elle est aussi activité spirituelle, qui, en organisant les sons, permet à l’âme de prendre appui sur la perception du corps pour contempler l’invisible transcendant. Théorie qui n’est pas sans rappeler celle de Nicki Minaj, de nos jours. 

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« Universum » : conception de l’univers par les anciens astronomes. Gravure sur bois de Camille Flammarion (1842-1925), colorisée en 1998 par H. Heikenwaelder.

Tout en s’appuyant sur cette tradition, c’est le philosophe Boèce (480-524) qui influence la pensée musicale jusqu’au XVIème siècle, et même au-delà. Selon lui, c’est la raison divine elle-même qui aurait organisé le monde par les mathématiques. Or, c’est la musique qui permet de rendre cette organisation sensible à l’Homme. L’auteur expose ainsi la hiérarchie tripartite de la musique, avec : 

  • La musique des sphères, ou musique du monde. C’est celle des astres et des anges célébrant la création, et les rythmes naturels (jours, marées, saisons) : elle constitue le macrocosme.
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Phrases musicales attribuées aux sphères par Johannes Kepler dans son « Harmonices Mundi » (1619).
  • La musique des hommes, qui la singe. Elle constitue le microcosme des harmonies biologiques, mentales… Mais aussi musicales au sens contemporain du terme. Elle inclut ainsi la performance vocale, don du ciel qui s’approche de la louange divine des anges. Le souffle, par lequel elle est permise, relève de l’élément « feu », purificateur entre tous. Mais la musique des hommes, c’est aussi la musique instrumentale, la moins noble, puisqu’elle existe par la main laborieuse des mortels. 
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Musiciens, image extraite des Cantigas de Santa Maria (vers 1250-1280).
  • Enfin la danse, qui n’est rien d’autre qu’une musique pour la vue, profane par nature (c’est pas moi qui le dis, c’est Boèce). Cela étant dit, la danse accompagne de manière presque indissociable bien des formes musicales, au Moyen Âge. Et la distinction entre danseur et musicien n’est pas toujours faite (on emploie le terme générique de « jongleur »).
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Danse paysanne pour la fête de la Nativité, image extraite du Missel de Montierneuf (vers 1485).
  • Vous vous attendiez sans doute à voir un quatrième point, concernant, inversement, le mauvais aspect de la musique. Cet envers diabolique n’existe pas vraiment à l’époque de Boèce. Le haut Moyen Âge et le chant grégorien présentent des harmonies riches, parmi lesquelles le triton (intervalle de quarte augmentée ou de quinte diminuée), qui comme son nom l’indique comporte… trois tons.
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Le triton figure sur les partitions de l’Enfer musical, élément du panneau droit du triptyque « Le Jardin des Délices » de Jérôme Bosch (vers 1500). Bosch, précurseur de l’écologie moderne, eut l’idée visionnaire d’économiser le papier par la graphie fessière.

Cet intervalle se voit négativement connoter lorsque le moine Guido d’Arezzo (vers 992-1033) invente l’hexacorde, ancêtre de notre portée. Il acquiert ensuite l’enviable sobriquet de « Diabolus in musica« , et se voit proscrire de la musique sacrée. Avant de devenir l’un des accords les plus répandus de la musique métal de nos jours, comme par hasard. Trop dark.

Vers 02 minutes 40, la série Kaamelott vous en donne un fort bel exemple.

Ainsi, dans la pédagogie des « arts libéraux » (corpus dominant de l’enseignement médiéval occidental), la musique rejoint-elle les sciences du « quadrivium » que sont la géométrie, l’algèbre, et l’astronomie. Et non pas les disciplines littéraires du « trivium » : grammaire, rhétorique, dialectique. Cette haute estime de la musique ne doit pourtant pas la faire apparaître comme l’apanage exclusif d’une élite jalouse. Bien au contraire, la musique est présente dans le quotidien des médiévaux.

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Les sept arts libéraux, dans l' »Hortus deliciarum » d’Herrade de Landsberg (1180). Malheureusement pour nous, la musique se trouve toute de bingoué, en bas à droite.

Dans les églises, elle rythme la liturgie des heures et des messes. Au château, sur les places publiques, elle accompagne les fêtes sacrées comme profanes. Elle est pratiquée par divers acteurs, issus des trois ordres de la société féodale. Le moine peut être ainsi amené à chanter six à huit heures par jour. Les fidèles chantent à l’église et en procession lors des cérémonies. Mais aussi lors des représentations théâtrales ou les concerts, où ils accompagnent, à proprement parler, les artistes, sur des airs connus. Enfin les nobles guerriers, chevaliers et seigneurs, composent eux aussi, interprètent et transmettent leurs œuvres dans les cours féodales. C’est par exemple le cas du duc Guillaume IX d’Aquitaine, grand-père d’Aliénor, qui passe pour être l’un des premiers troubadours. Mais nous y reviendrons. En étant aussi répandue, tant par sa popularité que par son rôle social, la musique ne pouvait que rencontrer des formes diverses d’expression.

Une musique, ou des musiques ?

S’il existe une conception dominante de la musique au Moyen Âge, la musique elle-même, en tant qu’art, se traduit de différentes façons. Non seulement selon les époques, mais bien évidemment selon les individus qui la pratiquent. Cependant, s’il est possible d’effectuer des distinctions entre des musiques à vocation différente, il ne faut pas extrapoler celles-ci en cloisonnements parfaits et immuables. En effet les membres de la société médiévale avaient de fréquents contacts, et la transmission musicale, avant tout orale, se fait l’occasion d’influences diverses. Ainsi les ménestrels (ou « jongleurs »), saltimbanques ambulants, diffusent-ils les œuvres au gré de leurs tournées, tant dans les palais que sur les places publiques… Œuvres composées non pas par eux, interprètes professionnels, mais par les troubadours (poètes d’expression méridionale, en langue d’oc) et les trouvères (artistes d’expression septentrionale, en lange d’oïl), souvent plus nobles. Il existait toutefois des troubadours-jongleurs, comme Marcabru et Cercamon. On n’arrête pas le progrès. C’est d’ailleurs au Moyen Âge que se développe la transcription des notes, alors appelées « neumes », placées au-dessus du texte chanté ; puis l’ancêtre de la portée, l’hexacorde.

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« La France éternelle » ? Où ça ?

La première distinction s’opère entre la musique sacrée et la musique profane. La première, base fondamentale de la liturgie catholique médiévale, enjoigne au recueillement, à la contemplation et à la sérénité de l’âme. Elle a pour vocation de célébrer l’amour divin, et est présente lors des fêtes religieuses. Elle peut aussi être composée sous l’égide d’un individu voulant faire acte de foi, par la création : c’est le cas d’Alphonse X de Castille.  La seconde, plus diffuse, remplit des fonctions diverses. Elle peut exprimer la joie, à l’instar de la Saltarelle, en animant des danses lors d’une fête profane. Elle peut accompagner une représentation théâtrale telle que le Jeu de Robin et Marion, ou se gausser de l’ordre établi comme le fait le Roman de Fauvel, dans une perspective plus narrative. Enfin, courtoise, elle peut chanter la beauté d’une dame aimée de Guillaume d’Aquitaine, déplorer les affres de l’amour avec Adam de la Halle, ou celles de la politique par la bouche de Richard Cœur de Lion. L’homme du Moyen Âge, qu’il soit roi ou berger, moine ou chevalier, peut composer et/ou interpréter. Sous des formes variées et dans des registres multiples, la musique fait partie de la vie des médiévaux.

 

Le groove du biniou. 

À musique variée, instruments divers, et vous en avez un bel échantillon ci-dessus. Outre la distinction entre un chant « noble » et un jeu manuel moins digne évoquée plus haut, une différence existe entre les hauts et les bas instruments. Les premiers, plus puissants, sont réservés aux performances de plein-air. Les seconds se produisent dans un cadre plus intimiste, en intérieur, comme à la cour seigneuriale (haut-lieu de la drague médiévale). Parmi ces instruments emblématiques, nous retrouvons : 

cantigas15 La chalemie : instrument à vent, il provient de l’Espagne musulmane et peut être rapproché de l’actuel haut-bois. Il était doté d’un son aigu et puissant, ce qui le place parmi les instruments « hauts » utilisés en extérieur. L’image est à s’y méprendre, mais on la jouait avec la bouche, et non en se l’insérant dans chaque narine.
cantiga_pipe_and_tabor Le tabor : ancêtre du tambour, il était également utilisé par les crieurs pour « faire annonce » dans les lieux publics. Notons ici l’un des emplois les plus précoces du thermomètre, représenté  dans toute sa sobre élégance.
030l Le luth : instrument à cordes pincées, il s’agit encore d’une importation des mondes persan, puis arabe. Eh oui, la musique médiévale aussi connaît les métissages ! En effet, le luth occidental ne se singularise qu’au XIVème siècle, où il acquiert ses frettes, puis ses cordes graves. Peu puissant, il était plutôt utilisé en tant que « bas » instrument. Et non, le manche n’est pas brisé ; les Who n’avaient pas encore lancé la mode.
280l La cornemuse : instrument à vent, tout comme mon ventre, ses origines antiques sont méconnues. Elle est présente sous diverses formes sur le pourtour méditerranéen, et jusqu’en Asie. Ses formes les plus emblématiques en Occident sont la veuze et le biniou.
perdigon La vièle (ou viole) : contrairement au luth, cet instrument à cordes se jouait à l’archet. Il était doté de trois à cinq cordes, selon ses multiples variantes, ce qui lui conférait une certaine polyvalence. C’est ce qui s’appelle avoir plus d’une corde à s… Oui. Je me tais.
viele-a-roue-enluminure La vièle à roue : instrument à cordes frottées, par une pièce de bois circulaire -une roue, quoi- qui vient remplacer l’archet. L’originalité de cette étrange invention, présente dès le IXème siècle, réside dans son jeu. En effet, le musicien doit produire le son en tournant la manivelle, et jouer la mélodie sur un clavier (Christian, de son prénom), de l’autre main.

Jésus Christ popstar 

 La musique sacrée fut largement dominée par le chant grégorien, musique a capella (c’est à dire pratiquée sans accompagnement instrumental) et monodique (jouée à l’unisson) qui consiste en une récitation musicale des psaumes. À partir du chant grégorien, la musique sacrée intégrera la polyphonie, qui s’impose au tournant des XIIIème-XIVème siècles avec le mouvement dit de l‘Ars Nova.

La séquence grégorienne « Victimae paschali laudes », monodique, date du XIème siècle. Elle est toujours pratiquée de nos jours, pour le dimanche de Pâques.

Mais celle-ci s’expérimente dès les XIème et XIIème siècles, notamment… (mode chauvin/on)… à Limoges ! L’influence de l’abbaye Saint-Martial est telle, qu’elle fait école, et constitue l’un des précurseurs de la technique polyphonique, avant même l’École de Notre-Dame-de-Paris (fin XIIème-XIIIème). Et toc. Étape majeure de la via Lemovicensis qui mène à Compostelle, notre petite ville connut son heure de gloire au Moyen Âge, où l’École Saint-Martial fut renommée dans toute la chrétienté latine. 

L' »Hallelujah » tiré du « Magnus Liber », de Léonin et Pérotin. Un bel exemple de polyphonie.

 La polyphonie s’illustre à merveille dans le Magnus Liber Organi, composé au tournant des XIIème-XIIIème siècles par les maîtres-compositeurs de l’École de Notre-Dame Léonin (1150-1210) puis Pérotin (1160-1230). En dépit de leurs noms rigolos, ceux-ci font figure d’autorité et vont véritablement permettre à la polyphonie de s’imposer durablement. En effet, leurs compositions présentes dans le livre font intervenir plusieurs mélodies vocales distinctes, lançant de nouvelles formes musicales comme l’organum ou la clausule. Malgré cette prépondérance du chant dans la musique religieuse, notamment chez les moines, il ne faut pas pour autant restreindre celle-ci à un registre vocal. Comme le prouve l’extrait des « Cantigas de Santa Maria » en introduction, des instruments pouvaient accompagner un texte célébrant l’amour divin.

« O vis aeternetatis » de Hildegarde de Bingen. C’est beau.

En dépit d’une certaine idée que l’on peut se faire du milieu monastique médiéval, la vie spirituelle n’est pas qu’une affaire d’hommes.  Il peut arriver qu’une femme rayonne bien plus que ses homologues masculins dans ces cercles religieux. Ainsi Hildegarde de Bingen (1098-1179), abbesse du monastère de Disibodenberg, est-elle admirée de son vivant par Bernard de Claivaux pour ses visions mystiques. C’est aussi une femme de lettres respectée et une musicienne accomplie. Elle compose plus de soixante-dix chants religieux, de nature liturgique, ou en mémoire de saint Disibod qui fonda son couvent. En 2012, Benoît XVI lui-même la proclame doctoresse de l’Église, non seulement grâce à l’exemplarité de sa vie mais aussi pour son oeuvre remarquable. C’est sûr que quand on voit le rock chrétien d’aujourd’hui, il vaut mieux se tourner vers le passé. On pleure tout autant, mais pas pour les mêmes raisons.

Protopunks ?

Si les religieux d’aujourd’hui font figure de vénérables messieurs respectables et dévots, encore qu’ayant la main baladeuse, leurs pendants médiévaux pouvaient être beaucoup moins sages. Il est grand temps de parler des Goliards. Les Goliards, ce sont ces clercs des XIIème-XIIIème siècles qui vagabondent de par le monde, écrivant des textes satiriques, des poèmes d’amour et même… des chansons à boire ! Plutôt grunge pour des bigots, vous en conviendrez. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue la religiosité qui anime et structure le Moyen Âge, et qui marginaliserait, de fait, semblables comportements (surtout chez un clerc). De surcroît, nos filous rabelaisiens avant l’heure sont parfaitement instruits ; lettrés, ils maîtrisent l’écriture et la composition. Et pour preuve : ils sortent pour la plupart des universités les plus prestigieuses et les plus anciennes d’Europe ! Ce sont aussi des moines « défroqués » (déchus ; pas nécessairement à poil) ou encore des étudiants. Ce qui inspire donc ces sympathiques poètes pompettes, c’est avant tout la volonté de rire des échecs et des hypocrisies de la noblesse et de l’Église : dénoncer la déconfiture des croisades (prise de Jérusalem par Saladin en 1187, pillage de Constantinople en 1204… par les croisés eux-mêmes !!) ou l’opulence du clergé, par exemple.

Ci-dessus, un extrait des « Carmina Burana » . Le nom vous dit quelque chose ? Elles inspirèrent Carl Orff pour sa cantate en 1936.

 Les Carmina Burana (« Chants de Beuern« ), manuscrit découvert en 1803 dans l’abbaye de Benediktbeuern, est un corpus de texte compilant toutes sortes de pièces religieuses et profanes écrites par les Goliards. Il constitue le plus important recueil de textes de Goliards et fut composé dans la première moitié du XIIIème siècle. Mais ne nous y trompons pas : les Goliards ne se restreignaient pas à l’écriture et à la musique. Ils allaient jusqu’à railler en public l’ordre établi, par des mises en scènes grotesques ou des jeux facétieux. Lors de la Saint Rémy, ils se rendaient à la messe en procession  en traînant un hareng avec une corde. Chacun tentait de préserver son hareng tout en écrasant celui de son voisin de devant. Lors de la fête de l’Âne que l’on célébrait en certains endroits, les Goliards habillaient un âne qu’ils amenaient à l’église. Là, l’un d’entre eux faisait chanter les louanges de l’animal à la paroisse, singeant l’office du curé.

« Seigneurs et dames », morceau tiré du « Roman de Fauvel ».

La satire sociale n’était pas exceptionnelle pour autant. Ainsi, lors des fêtes populaires de Mardi Gras (ancêtre du carnaval actuel), le déguisement était toléré pour parodier la hiérarchie des hommes. La moquerie, qui ne constituait pas une transgression, pouvait même servir des textes moralisateurs, dont la musique venait amplifier les effets. C’est ainsi que le Roman de Fauvel, poème écrit par Gervais du Bus (mais je ne me rappelle plus de quelle ligne) vers 1315, se voit mettre en musique par Philippe de Vitry (1291-1361). Il s’agit d’un texte allégorique dans lequel Fauvel, un âne incarnant les défauts majeurs (Flatterie, Avarice, Vilénie, Variété (c’est à dire « inconstance »), Envie et Lâcheté) de la société, prend le contrôle du foyer de son maître. Le texte constitue un « admonitio regum« , c’est à dire un contre-exemple qui a vocation à guider les souverains, alors confrontés à la situation délicate du royaume. Il est mis en musique dans des formes très diverses, aussi bien monodiques que polyphoniques. Le matériau littéraire de base est parfois modifié pour accroître l’efficacité de la musique, qui en vient à constituer une oeuvre à part entière et non une simple adaptation. 

 

« Ja Nuls Hons Pris », LE tube de l’année 1193.

Le message politique s’exprime aussi dans la musique des puissants. Même lorsque ceux-ci sont dans une posture dégradante. C’est le moins que l’on puisse dire de Richard Coeur de Lion (1157-1199), capturé par l’empereur Henri VI à son retour de croisade fin 1192, et emprisonné. Le glorieux Richard commençant à trouver le temps long, il décide de s’occuper en composant ce superbe morceau. Qui ne parle pas d’amour, non. Il est ici question des vassaux du roi d’Angleterre, qui mettent un peu trop de temps, à son goût, à payer sa rançon ! Ce qui n’enlève rien à la beauté de la musique, dont les paroles sont chantées en langue d’oc (puis en langue d’oïl). Eh oui, tout roi anglais qu’il est, Richard ne passe que quelques mois de ses 10 ans de règne en Angleterre. Il demeure très attaché à l’Aquitaine, où il est éduqué et dont il est duc à 15 ans, terre natale de sa mère Aliénor. Qui n’est autre que la petite-fillotte de Guillaume IX d’Aquitaine, premier troubadour et fin pratiquant de l’amour courtois. 

Love songs 

Guillaume IX (1071-1127), duc d’Aquitaine, est l’un des premiers poètes en langue vulgaire (et non plus en latin). Puissant seigneur, il entretient une cour raffinée qui suscite fascination et réprobation ; mais qui jamais n’indiffère. Ce mode de vie courtois se perpétue, et suscitera la littérature que l’on connaît. Celle de la  fin amor, à laquelle s’adonne le chevalier dévoué à sa dame. Enfin, en théorie en tout cas. Guillaume, lui-même de moeurs dissolues, est excommunié en 1115 après avoir répudié sa femme pour l’épouse d’un vassal ! Ses oeuvres célèbrent tant la beauté des femmes et les aspects sentimentaux d’une relation, que ses propres prouesses au lit. Dans Farai un vers pos mi sonelh, le duc relate l’histoire d’un pèlerin muet, qui, passant par notre cher Limousin, se voit alpaguer par deux femmes. Mariées, elles profitent de son handicap pour se livrer à quelques activités charnelles, convaincues du silence de leur partenaire !

Sacré Guillaume, et dire que la poésie courtoise vient de toi ! 

Guillaume de Machaut (1300-1377) est l’un des continuateurs de cet art des troubadours des XIIème-XIIIème siècles. Plus précisément, de celui des trouvères, puisqu’il était originaire des pays de langue d’oïl. Ce qui peut paraître singulier, au vu de sa carrière ecclésiastique à la cathédrale de Reims. C’est que l’ami Guillaume sert aussi les grands seigneurs en tant que secrétaire, et développe un certain goût pour la vie de cour. Jean Ier de Bohême, Charles II de Navarre (dit « le Mauvais ») , ou encore Philippe II de Bourgogne (dit « le Hardi ») en sont d’illustres exemples. Je vous laisse savourer les sobriquets des deux derniers et en déduire le succès qu’ils connurent respectivement (#payetafameCarlos). Pour en revenir à notre compositeur, celui-ci développe une oeuvre riche qui mêle tant les éléments profanes, que les traditions de l’École de Notre-Dame et aussi de la musique antérieure. Il réalise ainsi, entre autres, plus de 200 ballades et 400 poèmes ; ses pièces profanes célèbrent notamment l’amour courtois. Parmi celles-ci figure l’un des morceaux médiévaux les plus repris actuellement : Douce dame jolie.

Elle reste longtemps en tête, je vous préviens.

Il est à noter que célébration de la beauté féminine et de la beauté divine ne sont pas nécessairement incompatibles. Cette ambiguïté se retrouve dans la dixième chanson des Cantigas de Santa María du roi de Castille Alphonse X « le Sage »  (1221-1284) , qui a déjà été évoqué. Bien que celles-ci constituent avant tout un ensemble d’hymnes religieux chantant la Vierge Marie, les paroles de Rosa das Rosas (« Rose des roses », enfin je crois, j’ai fait allemand LV2) font subtilement référence au monde des laïcs, et à ses codes amoureux. Le symbole de la rose (le fameux Roman de la Rose est élaboré entre 1230 et 1280), l’identification du chantre à un troubadour dans la dernière strophe, enfin l’insistance sur la beauté de la Vierge, suscitent un discret rapprochement entre ces deux univers. 

Eh oui, encore une reprise d’Annwn. Je vous avais bien dit que j’étais paresseux.

 Comme vous le savez, l’amour, si courtois soit-il, peut être malheureux. Pour peu que l’on ne travaille pas au Cri du Troll, récoltant de ce fait gloire et estime quotidiennes. C’est bien là le sens du rondeau d’Adam de la Halle (v. 1240-v.1288), l’un des derniers trouvères : Je muir,  je muir d’amourette.

Evanescence n’a rien inventé.

Ah oui ! Adam de la Halle, c’est le coq dans le Robin des Bois de Disney. Ma vie prend un nouveau sens.

 Cette gravité n’est cependant pas une constante dans l’oeuvre du dernier des trouvères. Le rire et les fêtes, par ailleurs, constituent des éléments cruciaux de la vie culturelle médiévale. Et, là encore, la musique constitue pour eux un accompagnement fondamental.

Party hard

Adam de la Halle, c’est aussi l’auteur du Jeu de Robin et Marion, pièce de théâtre scandée par des chansons, qui adopte la forme de la pastourelle. La pastourelle n’est pas la femelle du Michel Pastoureau ; il s’agit d’une forme poétique médiévale, développant une scène de séduction d’une bergère par un chevalier. Or le caractère comique de la pièce résulte, précisément, de ce que la jeune pâtre Marion ne se laisse pas séduire par l’impétueux chevalier. Elle lui préfère en effet Robin, un roturier de son village, à qui le noble éconduit fait payer son infamant râteau, en le rossant. Ce qui n’empêche pas les paysans de festoyer joyeusement à la fin, dans une parodie des fêtes courtoises.


Medieval speed-dating 

Et que serait une fête médiévale sans la saltarelle ? Le « saltarello« , c’est une danse traditionnelle, que l’on fait parfois remonter à la saltatio du temps des Romains. La forme que nous lui connaissons n’apparaît cependant qu’au XIIIème siècle dans le centre de la péninsule italienne, dans un contexte d’abord rural. C’est aussi la musique qui accompagne cette danse et la rend fougueuse et passionnée, voire frénétique ! En effet, c’est sur cette pièce qu’un premier couple était censé se former, avant d’être rejoint par le reste de la foule au fur et à mesure. Comme en boîte de nuit, la saltarelle était donc basée sur un thème mélodique entraînant, relativement simple… sur lequel les musiciens devaient broder indéfiniment, au gré de la danse. Ce qui demandait une certaine compétence, et les amenait parfois à exiger d’être mieux payés ! 

 À quand un remix dubstep ?

La musique médiévale, c’est tout autant…

Comme dit plus haut, le Moyen Âge ne fut certainement pas qu’occidental et chrétien ; et il existe, de fait, autant de musiques (voire plus) que de cultures à traiter. Malheureusement, je suis encore moins renseigné sur ces sujets que sur celui qui vient de nous occuper ici. Et quand bien même, mon rédacteur en chef et ses sbires relecteurs ne manqueraient pas de me taper sur les doigts, si je poursuivais cet article déjà long. C’est pourquoi, cher lecteur, je me contenterai ici de ne fournir que quelques exemples d’autres cultures musicales du Moyen Âge.

 La nouba. Oui oui, la nouba.

Vous vous demandiez la provenance du mot nouba ? Non ? C’est pas grave, je vous la dis quand même. Il s’agit d’une musique (et d’une danse) d’origine arabe, interprétée pas différents musiciens qui se succédaient devant le calife, sur des parties instrumentales et vocales. Elle fut introduite en Andalousie au IXème siècle, après la conquête musulmane, par le chanteur Zirïab (789-857). Celui-ci la modifia, en introduisant une cinquième corde à l’oud, le jeu au plectre, et des chants de castrats.

« Una matica de ruda », morceau traditionnel séfarade du XIIème siècle.

Comment ne pas aborder, également, la riche musique des Juifs méditerranéens, les Séfarades ? Ceux-ci sont expulsés d’Espagne en 1492, au moment même où les rois catholiques prennent la dernière enclave musulmane de Grenade. De quoi faire relativiser l’idée d’une Europe immuable, chrétienne et uniforme par nature. Si la musique séfarade vous séduit, je recommande l’excellent album Diaspora Sefardi, de l’ensemble Hesperion XXI (dirigé par le grand Jordi Savall, bien évidemment). Album qui compile des traditions issues de différents pays et de différentes époques, avec un souci de précision inouï dans l’orchestration. En fait, je vous recommande tout Jordi Savall, comme ça, c’est réglé.

Lady Gagaku.

Concluons par un petit détour en Asie, avec le gagaku. Le gagaku est lui aussi une forme de métissage. Originaire de Chine, il est introduit au Japon au Vème siècle, mais ne se développe que trois siècles plus tard. En effet, son épanouissement suit l’apogée de la cour impériale japonaise durant l’ère Heian (794-1185), qui se traduit également par un développement des arts. Il constitue l’intégralité du répertoire musical de la cour, et s’oppose au zokugaku, genre folklorique populaire. Il occupait cependant aussi bien des fonctions rituelles que profanes, dans des registres très variables.

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La musique médiévale constitue un univers riche, et accessible. En effet, de nombreuses oeuvres composées au Moyen Âge ont été transmises, et font l’objet d’interprétations par les musiciens contemporains, dans des registres divers. Un même morceau pourra ainsi prendre différentes couleurs, selon l’artiste qui le jouera. Aussi, si les groupes inspirés par les musiques médiévales et traditionnelles rencontrent un succès franc et justifié, les œuvres authentiques issues de cette époque ne méritent pas pour autant l’oubli. On peut même avancer qu’elles sont réactualisées avec brio, par des artistes comme Jordi Savall, Pastourel, ou l’ensemble Perceval. Enfin, elles balaient un spectre d’émotions variées, simples ou sophistiquées, joyeuses ou mélancoliques. Elles sont donc objets d’Histoire et de patrimoine, et nous font toucher, en un sens, un aspect de la vie de nos ancêtres. Que ce soit pour rire avec eux du ridicule des puissants, pour méditer lors d’une insomnie, ou pour vous déhancher sensuellement au son du biniou, écoutez de la musique médiévale. Pour ce faire, la compilation Trésors du Moyen Âge de chez RCA Red Seal, qui comprend quatre CDs, constitue un très bon début. Alors, je l’espère, bonnes écoutes à tous ! 

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Fly

Créature hybride issue d'un croisement entre le limougeaud et le normand, le Flyus Vulgaris hante les contrées du Sud-Ouest. Son terrain de chasse privilégié étant les poubelles, celui-ci se délecte de musique progressive, de livres d'histoire ennuyeux et de nanards des années 90. Dans sa grande mansuétude, la confrérie du Cri du Troll l'admit en son cercle, mettant sa bouffonnerie au service d'une noble cause. Devenu vicaire du Geek, il n'en fait pas moins toujours les poubelles.

Lâche ton cri

  • 2 février 2017 at 1 h 52 min
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    Fly nous pond toujours des articles de 50 pieds de long ! Il est inarrêtable.
    Merci pour ton retour Mealin :) (désolé pour le temps de réponse, les trolls sont lents.)

  • 8 décembre 2016 at 22 h 07 min
    Permalink

    Article épique :) bravo.

    C’est dense et très intéressant. Vu le temps qu’il faut pour écouter les exemples musicaux, ça va finir en marque-page pour les réécouter plus longuement mais en zappant 30s par-ci 30s par là on a déjà un aperçu sympathique !

    En plus il y a Faun dedans alors o/ (Eluveitie est intéressant dans son genre aussi, j’dis ça comme ça… ;) ).

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