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Plongée dans le futur des relations sociales : Les Affinités de R.C. Wilson

 

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Quand, il y a deux ans, une obscure société de gestion de données a lancé ce qu’elle appelait « les Affinités », peu de monde y a fait attention. C’était une idée chimérique qui ne semblait guère prendre d’ampleur : il n’y a eu aucune campagne de publicité, à part dans quelques médias de quelques grandes villes, et la presse en a peu parlé même dans ces marchés-là. Mais quelque chose de surprenant était en train de se produire à notre insu…

Robert Charles Wilson n’a plus rien d’un inconnu dans le petite monde de la science-fiction. Son oeuvre majeur, Spin,  a marqué les esprits en déroulant une intrigue haletante  sur plus de cinq cent pages avec une maîtrise certaine. Elle nous plonge au cœur d’une Terre atone et désespérée, isolée du reste de l’univers par une barrière au delà de laquelle le temps s’écoule des millions de fois plus vite que sur la planète bleue. Ce phénomène incroyable, géniale invention de l’écrivain, doit provoquer la destruction du genre humain dans un futur proche  suite à  la combustion accélérée du soleil. Mélangeant anticipations scientifiques, ambiance eschatologique et rebondissements en tous genres, un zeste de passion entre Hommes et de fascination envers les étoiles, Spin est de ces livres auxquels il est particulièrement dur de donner une succession pour un auteur, sorte de point d’orgue indépassable. (A lire absolument pour ceux qui ne connaissent pas).

R. C. Wilson, grand bien lui fasse, n’a pas pour autant posé le stylo (ou le clavier) et revient avec des idées nouvelles plein les poches. Son dernier ouvrage Les Affinités, paru le 25 février dernier dans la collection Lunes d’encre, développe une thématique totalement différente de ce qu’il a pu faire jusqu’alors. Point de fusée prête à décoller vers Mars dans ce morceau d’écriture mais beaucoup de questions sur les relations que nous entretenons les uns avec les autres, et surtout quant à ce que la science peut y changer. Dans un avenir plus ou moins lointain, de nouvelles méthodes et appareils en tous genres permettront d’exploiter les dispositions sociales de chacun. Préparez-vous à ce que vos amis de demain se rencontrent par le truchement de tests cérébraux plus que lors de réunions fortuites autour d’un bock de bière gouleyant ; C’est là la vision fort intéressante que nous propose Wilson dans Les Affinités.

Une belle tranche d’affinités

Comme toi, Jenny, je me suis toujours imaginé qu’il devait y avoir une place pour moi dans le monde. Tu sais de quoi je parle. Tu marches dans la rue par une nuit d’hiver si froide que tes pas sur le trottoir plein de neige font un bruit de verre pilé, de la lumière jaune s’échappe des fenêtres des maisons inconnues et tu surprends un moment d’une banalité exquise – une petite fille qui met la table, une femme qui fait la vaisselle, un homme qui tourne les pages d’un journal ; il te vient alors l’idée qu’en franchissant la porte d’entrée de cette maison, tu pourrais avoir une existence flambant neuve, les gens à l’intérieur te reconnaîtraient et te feraient bon accueil, tu t’apercevrais que tu connaissais depuis toujours cet endroit et que tu n’en étais jamais vraiment parti. […]
Il se trouve, Jenny, qu’il existe bel et bien une porte de ce genre. […] Cette maison existe et j’ai eu la chance de la trouver.

amitié picasso

L’amitié, Pablo Picasso, 1908

Confronté à une famille quelque peu insupportable, le jeune graphiste Adam Fisk se sent bien seul. Il ne sait comment se positionner face à un père tyrannique et conservateur, pour lequel l’exercice d’un métier artistique n’est rien d’autre qu’une pitoyable régression. Comment s’émanciper, trouver sa voie dans ces conditions? Désemparé, voire désespéré, le garçon décide alors de passer les tests proposés par une toute nouvelle entreprise : InterAlia. Cette dernière, grâce à une science dénommée téléodynamique (dont on peut imaginer qu’elle est basée sur un mélange de psychologie et de sociologie), prétend pouvoir regrouper certains individus en Affinités. Celles-ci sont des communautés scientifiquement déterminées dans lesquelles les individus se correspondent naturellement du fait de dispositions et propriétés similaires. Bref, R.C. Wilson imagine un monde dans lequel le progrès permettra aux gens qui ont un « feeling » les uns pour les autres de se rencontrer aisément. Finis les speed dating hasardeux, les rencontres Tinder bidons, les incrust’ lors d’une soirée dans l’espoir de trouver un bon copain ; les Affinités sont riches de toutes les expériences amicales, amoureuses ou simplement sexuelles possibles. Adam découvre quant à lui qu’il fait partie de Tau (les noms sont tirés de l’alphabet phénicien), l’une des deux affinités les plus importantes, et se plonge avec joie dans les délices d’une vie au sein de sa tranche, à savoir la déclinaison locale de l’ensemble plus vaste qu’est Tau.
Cette immersion du personnage principal dans le système social imaginé par l’auteur nous captive aisément. Qui n’a pas un jour souhaité évoluer perpétuellement avec des gens que l’on trouve à son goût, à qui l’on peut faire instinctivement confiance? Il s’agit d’une utopie incroyablement puissante, une fusion spontanée des esprits, sorte de  » Parce que c’était lui, parce que c’était moi » démultiplié. Le plaisir à découvrir la trajectoire d’Adam est d’autant plus présent que Wilson campe un personnage réservé et fort sympathique, fragile, auquel on ne souhaite que le meilleur. 
Bémol cependant : R.C Wilson ne s’attarde finalement pas plus que ça sur les émotions ressenties par le héros. Il me semble qu’il ne donne pas assez d’épaisseur littéraire aux relations entretenues par A. Fisk à l’intérieur de Tau. L’idée de l’écrivain pourrait donner lieu à de véritables morceaux de bravoure afin de nous immerger plus totalement dans le monde des affinités, mais à part quelques paragraphes (ci-dessus) , le style reste très/trop sobre, pas assez psychologisant. Tout est décrit assez rapidement.  Les plus critiques souligneront qu’il conserve une ligne grand public, ne s’aventurant guère à dérouler de longues périodes sur l’individu et son rapport aux autres, alors que, précisément, la téléodynamique est l’invention rêvée pour explorer sa verve lyrique. C’est dommage. Cela a cependant une certaine cohérence avec les choix de Wilson, qui propose de son idée une approche plus politique ou sociétale qu’autre chose.

Un livre plus politique que sentimental

La question de savoir si les Affinités rendent les gens heureux risque de nous faire perdre de vue qu’elles les rendent plus riches.

L’auteur de Spin s’intéresse avant tout aux conséquences que peuvent avoir les Affinités sur la vie en société, la démocratie et plus largement la notion même de bien commun qui lui est (théoriquement) liée. C’est en ce sens qu’il construit une intrigue qui couvre toute la jeunesse d’A. Fisk, ce qui lui permet d’exposer l’évolution de Tau. La question principale posée par le bouquin est finalement la suivante : n’y a t-il pas une contradiction entre la partition de la société en Affinités ayant leurs intérêts propres et un système reposant ( en principe) sur la volonté générale? Les individus auront en effet tendance à privilégier leur nouvelle communauté par rapport à toute autre association.  Il semble y avoir un dilemme insoluble que Wilson nous suggère d’explorer au travers du rôle et des diverses rencontres d’Adam au fil du temps. Par ailleurs, il n’est pas évident que les différentes affinités cohabitent pacifiquement. La technologie développée par Meir Klein et InterAlia  pourrait être à l’origine de guerres plus terribles encore que celles qui opposent les nations…
 Attention cependant, les questionnements ne s’étalent pas sur des pages et pages ; l’auteur cherche à divertir son lecteur en premier lieu. C’est à ce dernier de se creuser les méninges entre deux moments d’action. On peut saluer cet effort d’éviter toute dimension masturbatoire ou, comme moi, regretter que Wilson ne s’arrête pas plus longuement sur tel ou tel aspect de son univers
Autre exemple d’interrogation abordée par l’oeuvre : que faire de ceux que les tests n’ont assigné à aucune affinité? Sont-ils condamnés à rester à l’écart? Cela montre les limites d’une technologie nouvelle qui laisse certaines personnes sur le bas côté, ne pouvant leur trouver un groupe dans lequel s’épanouir. Par petites touches, Les Affinités dévoile ainsi tout son potentiel sans pour autant l’exploiter pleinement. 

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Pour ne rien vous cacher, c’est avec un véritable sentiment de frustration que j’ai achevé la lecture du nouveau bouquin de Wilson. Il s’agit pourtant d’une oeuvre admirablement divertissante, à l’intrigue rondement menée dont la fin excellente montre la maîtrise de l’auteur. Cependant, on tourne la dernière page en ayant le sentiment que tout n’a pas été dit, que l’écrivain à l’origine de Spin (!) n’a pas vu assez grand, pas assez loin compte tenu de l’idée géniale qu’il a imaginée. Il joue la carte de la sécurité, récitant très bien une partition sans se risquer à y apporter des variations, un supplément d’âme indispensable pour transformer sa trouvaille (les affinités) en grande œuvre de la littérature d’anticipation. Se désirant visionnaire sans s’en donner les moyens, tant au niveau de la matière intellectuelle que du style parfois quelconque, R.C. Wilson ne parvient pas à recréer l’élan qu’il avait su insuffler à SpinLe résultat n’en reste pas moins bon, mais à 23 euros l’exemplaire, vous conviendrez qu’il est plus sage d’attendre tranquillement la sortie du format poche pour s’y plonger, à moins que, comme moi, l’idée de Wilson ne vous électrise. 

Graour

Errant dans les mondes vidéoludiques depuis mon plus jeune âge, j'y ai développé quelques troubles psychiques. Mais rien de grave, rassurez-vous. D'ailleurs, pour me remettre les idées en place, je lis du Lovecraft, fais des soirées Alien et imite Gollum à mes heures perdues. Tout va bien.

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