Comment Westworld s’est perdue
Portée par une écriture fabuleuse, la première saison de Westworld fut encensée par tout un aréopage de critiques et autres férus de spectacles sophistiqués. HBO tenait là une série susceptible d’être inscrite au frontispice de son prestigieux catalogue disait-on, une œuvre majeure de la science-fiction à la télévision. Par là même, la fameuse chaîne payante pouvait envisager la suite avec une certaine sérénité. Aux intrigues des Lannister et à la pupille froide des marcheurs blancs succèderaient tôt ou tard les cavalcades de quelque tordu dans des parcs artificiels peuplés d’IA fascinantes. En un mot, l’avenir s’annonçait radieux.
Et pourtant… Quatre années après avoir mis en émoi son petit monde, rien ne s’est vraiment passé comme prévu pour Westworld. En ce début du mois de mai, la troisième saison du show imaginé par Jonathan Nolan et Lisa Joy s’est achevée dans une relative indifférence (et dans un contexte éminemment particulier, il est vrai). La série autrefois géniale semble être rentrée dans le rang. Malgré la communication bien rodée de la firme américaine qui prétend le contraire, les audiences sont décevantes. Seuls un peu plus de 900 000 spectateurs ont suivi le lancement de cette dernière saison ; plus qu’une érosion, il s’agit là d’un véritable camouflet pour une œuvre qui parvenait à drainer deux fois plus de badauds deux ans plus tôt. On en conviendra, l’audimat ne saurait être la mesure de la qualité d’un show, fort heureusement. Mais, au-delà des nombres, toujours aisément contestés (plus encore lorsque sont pris en compte les visionnages sur les autres plateformes), le sentiment demeure le même. Qui Westworld fait-elle encore frissonner ? Quatre ans plus tard, le show n’est plus un must see, ni même, pour certains, une bonne série. La dynamique est cruelle, implacable ; alors que Game of Thrones devenait un phénomène culturel au même moment de sa longue vie, Westworld se décrit déjà au passé. Comment en est-on arrivé là, si vite et si fort, le nectar revigorant soudain transformé en vin de table ?
La lecture de cet article est fortement déconseillée pour toutes celles et ceux qui n’auraient pas vu les 3 saisons de Westworld, eu égard aux nombreux spoils qu’il contient
Aux racines d’un succès
Beaucoup a déjà été écrit, commenté, souligné, à propos de la première saison de Westworld. Chacun y est allé de son interprétation et/ou de son explication philosophique pour tenter d’éclairer des heures de bobines souvent complexes, parfois absconses. Une effervescence qui témoigne de la richesse de l’univers porté à l’écran par Nolan et Joy.
Si Westworld a tant plu, elle le doit déjà et avant tout à l’idée originale de Michael Crichton, celle de ce parc-monde où le nabab peut venir enterrer sa vie de garçon en compagnie de robots grimés en cow-boys et en indiens. Un concept en soi fascinant, propre à susciter le malaise du spectateur face à l’éventualité d’une immersion totale. Que ferais-je, qui serais-je (« discover your true calling ») si j’avais la possibilité de tout faire dans un tel univers ? Serait-ce une occasion de transgresser tous les interdits, d’assouvir toutes mes pulsions, ainsi que semblent le faire la plupart des protagonistes ? En ces cas, serait-il moralement acceptable de faire souffrir une création qui ne « ressent » rien à proprement parler, mais qui manifeste tous les signes extérieurs de la souffrance ? Trop souvent éludées, ces questions sont toutefois d’une actualité brûlante, tant la sophistication toujours plus grande des jeux vidéo nous confronte chaque jour un peu plus à l’avènement d’une réalité bis.
Le parc et les histoires multiples qu’il raconte constituent également une mise en abyme féconde : le spectateur regarde des personnages de fiction qui créent eux-mêmes d’autres personnages de fiction. Quoique ancien (on peut par exemple penser à L’Illusion Comique de Corneille), force est de constater que ce procédé excelle encore à faire naître des questions sur l’art de raconter des histoires/la fiction, mais aussi sur la nature de notre existence (sommes-nous si différents de ces hôtes piégés dans leurs narratives ?).
S’il ne fallait retenir qu’un seul autre trait saillant des dix premiers épisodes, on mentionnerait sans trop se tromper l’audace narrative qui les caractérise de la première à la dernière minute. Avant tout manière de raconter, Westworld multiplie les fausses pistes, les simulacres, une partie de son intrigue tenant dans le mélange caché des temporalités, enchevêtrement que le spectateur lambda ne saisit qu’à la fin. Loin de relever du gadget, ce jeu permanent et la perte de repère qui en résulte font écho à ce que subissent les hôtes. Nous sommes pour les showrunner ce que les robots sont pour leur créateur : des pantins piégés dans des boucles narratives (les fameux narratives) et qui s’efforcent d’en sortir pour savoir quelle est la véritable histoire.
Tout ceci aurait fort bien pu s’écraser comme un zeppelin de plomb si l’écriture, le jeu des acteurs, et l’ambiance visuelle et sonore n’avaient pas été au rendez-vous. Westworld a notamment réussi son pari de multiplier les références à la littérature, aux mythes et aux symboles (le labyrinthe), sans qu’une telle surcharge ne confine au ridicule, mais plutôt sublime l’ensemble. En définitive, tout au long de cette saison un, la forme est à la hauteur du fond et vice-versa, l’un se nourrissant de l’autre, ainsi qu’il se doit dans une œuvre de ce calibre.
Hôte déréglée
Rares sont les séries dont la qualité demeure égale au fil du temps, et plus rares encore celles qui s’améliorent, pour des raisons diverses : inspiration qui s’étiole, budgets moins conséquents, départs de créateurs ou d’acteurs clefs, etc… Dans le cas de Westworld, succéder à une telle entame relevait tout particulièrement d’une gageure. Avant même de visionner la seconde saison, on pouvait subodorer que celle-ci pâtirait d’un début trop abouti, et donc écrasant. Presque intrinsèquement condamnée à décevoir, cette suite ne s’est toutefois pas réellement donné les moyens d’échapper à son destin, creusant sa tombe plutôt que la comblant tant bien que mal.
Certes, le plaisir de retrouver les paysages sublimes du parc, ses canyons vertigineux et ses prairies brûlées par le soleil est présent, mais tout cela a un air de « déjà vu ». Plutôt que d’insuffler un élan nouveau à leur œuvre, les créateurs ont préféré s’enferrer dans la répétition, jusque dans les ficelles narratives utilisées. Ainsi, le spectateur désormais habitué est une fois encore baladé entre deux timelines distinctes, sans être grisé outre mesure. Tout au long du visionnage de ces dix nouveaux épisodes persiste le sentiment que les auteurs avaient trop peu à raconter en plus. Certains passages paraissent interminables, et des dialogues qui auraient pu être considérés comme ambitieux deviennent simplement verbeux. Le huitième épisode est à cet égard particulièrement démonstratif : fallait-il vraiment 45 minutes pour retracer l’éveil d’un hôte (Akecheta) à ce stade, compte tenu du caractère central de cette thématique lors de la première saison ? Pis, l’une des quelques nouveautés supposément rafraîchissantes, à savoir l’introduction de nouveaux parcs, s’est révélée anecdotique. La reconstitution du Japon de l’ère Edo, avec ses rônins, ses ninjas, et ses bannières claquant au vent n’apporte rien de plus qu’un plaisir esthétique (et qu’une débauche d’hémoglobine injustifiée diront les plus remontés).
Non contente de ne pas se renouveler suffisamment, cette seconde saison fait aussi les choses moins bien que la première, comme c’était à craindre. Si les dix premiers épisodes de la série fonctionnaient comme une espèce d’hôte bien huilé, tous les petits défauts étant rendus invisibles par un ensemble bluffant, cette suite peut, elle, être comparée à une IA déréglée, dont le côté artificiel, voire superficiel, transparaît par intermittence. À plusieurs reprises, la montagne accouche d’une souris. C’est le cas des pérégrinations de William, personnage clef et omniprésent tout au long de la saison un. Passée la seconde moitié de la saison deux, on a le sentiment que les showrunners ne savent plus vraiment quoi faire de celui-ci, et que ses belles petites répliques tournent à vide. L’homme en noir devient simplement fou, ne sachant plus distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est plus (quelle originalité) et ne joue qu’un rôle marginal dans le dénouement de cette seconde saison. Son inutilité flagrante tout au long de la saison trois ne fait que confirmer ce diagnostic (Ed Harris s’est même plaint de la trajectoire de son personnage, c’est dire). Westworld est de ce fait l’une des rares séries parvenues à agacer une partie de ses spectateurs, avec des passages cryptiques qui ne parviennent pas à dissimuler les errances scénaristiques, et ne révèlent ainsi que les prétentions manquées de leurs auteurs.
En dépit de toutes leurs imperfections, et de leur caractère inégal, on aurait tort de remiser ces dix nouveaux épisodes dans un carton au grenier. Ils contiennent leur lot de fulgurances sublimes et de rebondissements pertinents et spectaculaires. De la séquence où nous est révélée la véritable finalité du parc (enregistrer et « profiler » le comportement des visiteurs) au season finale, Westworld offre encore des moments grisants comme bien peu de séries en sont capables. Elle n’était pas devenue, subitement, une série médiocre.
Et puis vint la saison trois.
Contre-révolution
« Il faut que tout change, pour que rien ne change ». En substance, conserver son statut au fil du temps implique de s’adapter et d’évoluer. Face aux critiques essuyées par la série, et à l’épuisement de l’idée initiale, faire sienne cette maxime tirée du Guépard de Visconti relevait du bon sens. Pour que Westworld demeure une série de référence, il fallait lui apporter du neuf. Nolan l’avait d’ailleurs promis, au-delà du changement de décor (la sortie du parc), cette troisième saison devait être profondément différente des deux précédentes. Mais, de toute évidence, n’est pas Tancredi Falconeri qui veut : la mue nécessite de l’audace. Tancredi avait épousé des idées nouvelles, celles du libéralisme, Westworld s’est abimée dans les eaux turbides d’un classicisme lénifiant. Le retour en arrière plutôt que le saut en avant, la contre-révolution plutôt que la révolution.
Finies les ambitions narratives, qui laissent la place à une linéarité à peine bousculée par des flashbacks peu convaincants. On n’y verra pas autre chose que le cache-sexe d’un conformisme retrouvé. Place à l’action et autres course-poursuites dans le dédale des rues d’une ville cyberpunk que l’on a déjà tant visité que ce soit sur grand ou petit écran. Comme frappée d’amnésie, la série en oublie même ses plus grandes réussites. En lieu et place des ambivalences et du mystère d’un Robert Ford magistralement incarné par Anthony Hopkins, les showrunners nous refourguent un Enguerrand Serac monolithique et caricatural. Contrairement à la saison un, cette suite tombe ainsi dans cette facilité d’écriture qui consiste à structurer largement son intrigue autour des actions prévisibles d’un unique antagoniste. En ce sens, au-delà de l’opposition Dolores/Serac, on a du mal à s’intéresser véritablement aux autres personnages.
D’une manière générale, les créateurs ont confondu vitesse et précipitation. Sans doute fallait-il produire quelque chose de plus rythmé que la seconde saison, on en conviendra sans mal. Mais pas à ce point-là. Qu’on en juge ; là où il fallait dix épisodes pour faire sortir les robots du parc, huit doivent permettre de dessiner les linéaments d’un nouveau cadre (notre réalité), installer des personnages inédits, et même décider du sort du monde entier tant qu’à faire, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Pas étonnant, dans ces conditions, que Vincent Cassel soit victime d’une écriture sans nuance et sans épaisseur, ou que Dolores soit à l’origine d’un des retournements les plus fades et les plus prévisibles de la série. À l’évidence, si la réalisation s’est fortement inspirée de Blade Runner (sans pour autant atteindre le quart de la classe visuelle des deux films), il aura échappé aux showrunners que tout le génie de ce chef d’œuvre tient dans sa lenteur, condition indispensable au déploiement d’une SF intimiste de qualité.
Certes, il faut le reconnaître, cette entreprise de simplification rend Westworld plus lisible, plus compréhensible. Le spectateur n’est jamais égaré comme il pouvait l’être. Mais, à force de vouloir prendre le contre-pied de ce qui faisait son identité de naguère, la série a perdu une partie de son âme. Le bébé a été jeté avec l’eau du bain, ce n’est guère exagérer que de le dire.
Alors bien évidemment, la grande question est de savoir qui est responsable de cette cagade dans les règles. Est-il possible que Nolan et Joy se soient plantés de bonne foi ? On a du mal à y croire, compte tenu du pedigree des deux énergumènes. Ont-ils choisi de délaisser quelque peu leur création, en raison du contrat mirobolant signé avec Amazon (150 millions de dollars sur quatre ans afin de créer des séries pour le compte de la chaîne de Jeff Bezos) ? La date ne colle pas ; l’écriture de la saison trois était certainement terminée depuis longtemps lorsque le deal a été conclu. En définitive, l’explication tient probablement à des considérations financières plus globales. La peur insidieuse de prendre des risques à la suite d’une seconde saison en demi-teinte aura fait son œuvre, d’où cette troisième saison corsetée par des exigences commerciales. Les responsables de ce piètre aggiornamento voulaient regagner le cœur des spectateurs au prix d’un affadissement programmé. Résultat, nous avons subi l’affadissement sans que les audiences ne s’en trouvent améliorées. La compatibilité de l’exigence artistique et du succès populaire, c’est pourtant ce qu’avait redémontré brillamment la saison un. Frappée d’amnésie, on vous dit.
Des regrets
Le fan déçu nourrira certainement des regrets vis-à-vis de cette métamorphose ratée. Car, soyons beau joueur, celle-ci n’était pas exempte de bonnes idées. À titre principal, la volonté de faire cette troisième saison une œuvre d’anticipation, à la façon de Black Mirror, allait dans le bon sens. Là où les IA conscientes relèvent aujourd’hui du fantasme, ces nouveaux épisodes confrontent leur spectateur à une révolution technologique en cours, celle du big data, matière première d’algorithmes prédictifs sans cesse plus perfectionnés. La série dépeint ainsi une réalité où, par le biais de corrélations statistiques complexes, chacun est « profilé » en fonction de ses caractéristiques et de ses agissements passés. Partant, la trajectoire probable des individus est modélisée, leurs actions anticipées. Dans une des scènes les plus réussies, qui se déroule sur un ponton au bord de la mer, Dolores le dit en ces mots à Caleb (Aaron Paul) : « This is where you kill yourself, […] the system has a prediction algorithm… Given your history of depression, your mother’s mental illness, your proficiency with firearms and your fondness with ocean, the most likely outcome is you take your own life here in ten or twelve years ».
Or, de la prédiction à la programmation des comportements, il n’y a qu’un pas aisément franchi. Ainsi, poursuit Dolores, expliquant à son interlocuteur abasourdi le principe de la prophétie auto-réalisatrice, « they will not invest in someone that will kill himself, and by not investing, they ensure the outcome ». En ce sens, l’intérêt de cette saison trois n’est pas de s’épancher sur le caractère illusoire de notre libre-arbitre, mais bien de s’interroger sur le point de savoir si nous serons prêts à reconnaître la liberté de tout un chacun dans un monde où il va être de plus en plus tentant (et faisable) de la nier. Se profile un univers où les plus vertueux (tel Serac) seraient présumés souverains, tandis que les déviants (tel Caleb), aux parcours modélisés, ne le seraient plus.
Reste que, comme indiqué, les huit épisodes ne s’attardent pas particulièrement sur cette réflexion et négligent d’examiner les arcanes de l’algorithmique et de ses potentialités. En conséquence, la crédibilité de ce qui nous est montré en prend un coup ; le spectateur a souvent l’impression que les prédictions du super ordinateur Rehoboam tiennent plus de la psychohistoire façon Hari Seldon que de l’extrapolation scientifique plausible. Incontestablement, au terme du dernier épisode, les grands thèmes agités par ce nouvel acte de Westworld n’auront été qu’effleurés. Cette saison n’en restera que plus frustrante pour les fans.
Il est presque douloureux de l’écrire : Westworld fut une série de science-fiction incontournable. Ce n’est désormais plus le cas. Entendons-nous bien : ce qu’elle est devenue ne relève pas de la purge artistique, et n’est pas à bannir de vos écrans. Mais c’est un divertissement dont la qualité ne se démarque plus nécessairement de la concurrence. Voilà ce qui transparaît essentiellement de la troisième saison dont la diffusion vient de s’achever. Prenant la suite d’une deuxième saison brocardée par nombre de spectateurs et une partie de la critique, elle n’est pas parvenue à changer en mieux l’identité de la série. Westworld vaincue par la peur de déplaire, victime de son spectateur (fantasmé) ? Il y a là une part de vérité, sans doute.
Reste à savoir si la prochaine saison, déjà commandée, peut redresser la barre. Compte tenu du chemin pris par les showrunners, on n’en jurerait pas. En hommage à une première saison mémorable, votre serviteur lui laissera toutefois le bénéfice du doute. L’espoir fait vivre, parait-il.