Dead Can Dance – Dionysus, album le plus exalté de la décennie
Le temps des fêtes est là. Les chants de Noël emplissent les rues des villes, assénés par des bafles suspendues aux balustrades, en grappes de fruits angulaires et bruyants. Quelques clodos à l’haleine avinée entonnent des quantiques postilloneux au badaud pressé, sollicitant une charité qu’ils s’imaginent plus prompte en cette période de présents obligés. Les incontournables décorations, à l’air tristement con depuis deux mois, sont enfin mises sous tension et inondent les artères consuméristes d’une féérie de pacotille. Quoi de plus inapproprié, donc, qu’un peu de musique tribale pour troubadours dépressifs ? Allons jouer les Scrooge et penchons-nous sur le dernier album de Dead Can Dance, Dionysus.
Dionysiaques et apolliniens
Revoilà donc l’ineffable duo australien sur le devant de la scène. Une demi-décennie après la sortie de leur opus Anastasis, Brendan Perry et Lisa Gerrard (Depardieu) semblent ainsi confirmer le revival du groupe, y compris sous son aspect le plus expérimental. Bien que d’une qualité certaine, les dernières productions en date de DCD demeuraient assez sages et dépourvues de réelle intention innovante. Témoin, le morceau publié pour appuyer la candidature de la ville d’Eleusis au rang de « capitale européenne de la culture » à l’horizon 2021.
Et, en fait de sortie, celle-ci était pour le moins inattendue ! Annoncé avec quelques maigres semaines d’avance, Dionysus présentait déjà l’intérêt de sa surprise aux fans du groupe. Un unique titre fut d’ailleurs diffusé pour en assurer la promotion (« the Mountain »), sur une obscure plate-forme de streaming musical, dans la confidentialité la plus totale. Ce qui s’entend, l’album ayant été conçu par le père Perry (le pèrry Noël ?) non pas comme une succession de titres interchangeables, mais comme un concept initiatique en deux actes. Aussi les pistes se suivent-elles avec une grande souplesse, scandées par des césures bruitistes ou ambient du meilleur goût.
Que les non-initiés et autres réfractaires aux plaisirs masturbatoires des musiques savantes et progressives se rassurent. Point n’est question ici d’une narration pompeusement orchestrée, à suivre les yeux rivés sur son booklet pendant une écoute exigeante. Ce serait d’ailleurs peine perdue, les interprètes pratiquant généralement la glossolalie (à ne pas confondre avec la grossophobie). L’idée était tout simplement de revenir aux origines de la musique, à ses effets les plus primaires sur l’être humain. Lecteur de Nietzsche, Perry entendait par là s’affranchir de tout carcan structurel trop contraignant, trop intellectualisé, qui l’aurait irrévocablement lesté des pesanteurs apolliniennes : celles d’un art réfléchi, académique, conscient de lui-même et mesuré.
C’est donc pour la sensibilité dionysiaque décrite, en son temps, par le philosophe, qu’opta le musicien en l’an de grâce 2018. Jaillissement, authenticité, onirisme et ivresse furent les maîtres mots de sa démarche. Pour mieux la conforter, Perry entreprit maintes participations à des fêtes traditionnelles des quatre coins de l’Europe, visitant les folklores espagnols, grecs, bulgares, et celtiques pour n’en citer que trois. Quatre. Je ne sais plus compter. Les influences musicales en présence ne sauraient pourtant être restreintes au seul vieux continent, Dead Can Dance ayant perpétuellement cherché à concilier les cultures les plus exotiques les unes aux autres dans le temps et dans l’espace.
Une bacchanale à l’heure du numérique
L’ambition ostentatoire du groupe était, plus que jamais, de déranger les habitudes musicales des auditeurs. Alors que la pratique d’écoute la plus répandue, en ce début de XXIème siècle, est celle de la playlist composée à l’envi par et pour l’individu consumériste, les artistes retors se sont frontalement dérobés à ce risque éventuel. L’album prend la forme de deux longues pistes (« actes ») composées d’environ 5 titres, ensembles insécables à écouter d’une traite. Le tout n’est pourtant pas d’une durée indigeste, le CD représentant une petite quarantaine de minutes d’écoute (fidèle, à cet égard, à la coutume du groupe). L’expérience est d’autant plus déroutante que chaque morceau est basé sur un motif répétitif, continuellement enrichi par l’ajout de nouveaux instruments, d’harmonies, de percussions ou de bruitages. La dimension tribale de l’oeuvre confine donc bel et bien à une forme d’authentique audace musicale. Elle ne serait pas à rechercher dans la réitération ad nauseam d’un rythme basique, censée faire entrer l’aviné du coin du feu dans une transe plus soporifique que chamanique…
La construction de l’album est elle aussi surprenante, alternant passages dansants à souhait et instants d’intimité contemplative, voire psychédélique. Crescendo convenu et apothéose finale sont en ces lieux bannis, remplacés par d’incongrus soubresauts hypnotiques à la beauté étrange. Les derniers instants, portés par des incantations minimalistes noyées dans une reverb enveloppante, poussent par leur modestie à une nouvelle et intégrale écoute… et ainsi de suite ? Peut-être le but recherché (et atteint) par les deux joueurs de biniou des antipodes n’était-il autre, en vérité, que celui d’un oubli de soi par l’ivresse musicale ?
Formellement sophistiquée (comme à l’habitué), la musique du groupe fait intervenir pléthore d’instruments que l’on devine anciens et fort probablement jamais rassemblés au sein d’une même oeuvre. S’en dégage une atmosphère métissée, mystique et uchronique, à nulle autre semblable. Loin de s’étioler, le mystère s’épaissit d’autant plus à l’ouverture du (sobre…) livret de l’album que celui-ci ne comporte aucun crédit musical, Perry et Gerrard étant manifestement ses seuls interprètes : vous n’y verrez qu’une photographie du splendide amphithéâtre d’Epidaure, sur fond céladon ! Aucun instrument n’est donc nommé. La superposition de plusieurs pistes vocales, exploitées et retravaillées avec une grande justesse, permet d’apprécier une fois de plus le génie inégalé de l’omnipotente Lisa Gerrard. Tantôt éthérée et polyphonique, celle-ci se meut ensuite en choeur de bacchanales effrénées à l’unisson, pour mieux faire sienne la voix d’une occultiste solitaire l’instant d’après. Il est de ces artistes que le temps, dans son écoulement, semble blaser ou affadir. Force est de constater que le couple olympien de Dead Can Dance n’entend guère succomber à cette malédiction de simples mortels…
Doux exil en Antiquité magique, Dionysus constitue indubitablement l’un des plus grands albums de ces deux dernières décennies. S’il ne fait guère tapisserie en ces temps où le racoleur est roi, l’opus propose un voyage dépaysant, immersif mais aussi (et surtout) accessible. Point n’est besoin ici d’envolées techniques ou baroques, ni d’un militantisme indé devenu à force tout aussi tendance que ce qu’il entendait dénoncer. Un simple appel de l’âme et des sens, au parfum d’authenticité primitive et sophistiquée, qui, je l’espère, saura vous conquérir comme il me fit frémir aux larmes. À ne rater sous aucun prétexte, et à partager pour le plus grand bien de notre pauvre humanité !