Errance by Inio Asano, « pour les gens qui se perdent »
La sortie d’un nouveau manga d’Inio Asano est souvent une fête, déjà parce qu’on compte parmi ses productions de sympathiques chefs d’œuvre et ensuite parce qu’il n’a pas pour habitude, lui, de décevoir son public. En clair, on se dit rapidement qu’on va passer un moment agréable, probablement déprimant, mais bercé par une mélancolie sublime. Du spleen me direz-vous ? Non, c’est différent, ce n’est pas qu’une fatigue de toute chose, ni même un ennui, c’est plus un doute, un drame, un mal-être existentiel primordial, et à ce jeu-là Asano est un maître.
Décadentisme moderne ?
L’intrigue de cette nouvelle œuvre est partiellement autobiographique. On suit un auteur de manga à succès qui est en train de finir sa longue série. Il se sent de plus en plus vieux, dépassé par une jeunesse qui monte. Il a le sentiment que la substance de son inspiration a disparu, tel un syndrome de la page blanche absolu. Privé de son envie créatrice, il s’enferre dans une routine de procrastination et d’expédients, cependant que son couple, bâti en parallèle de la carrière des deux protagonistes, s’effrite inéluctablement. Ce qui est fascinant dans ce déroulé narratif, c’est que les structures de son existence restent vivaces ; en apparence tout va bien, ses fans attendent sa prochaine publication, son éditeur le relance. Mais la crise existentielle est là, acoquinée avec une crise de la quarantaine aggravée par un esprit de « jeunisme » assez prononcé au Japon. Il n’est plus le jeune auteur qui monte, il est l’auteur reconnu, il n’est plus celui qui n’a rien à perdre et tout à prouver mais celui qu’on attend au tournant. Il lui faut, lui, se réinventer, ne pas décevoir, rester dans le rythme d’un système finalement oppressif, où l’esprit de concurrence demeure central. S’enclenche de fait une spirale négative face à laquelle le héros est en quelque sorte un témoin passif ; tout s’écroule dans son existence mais lui ne fait rien, il se laisse amèrement couler, parfaitement inactif et glisse dans une vie facile, vaguement nihiliste où rien ne lui apporte le moindre plaisir.
La confusion des sentiments
C’est dans ce marasme existentiel qu’il finit par avoir recours aux services d’une agence de prostitution. Il les choisit jeune, dans un esprit à la fois pervers et en même temps dans une volonté probable de retrouver l’âge de l’innocence tranquille. Or il finit pas éprouver des sentiment pour l’une d’entre-elle et débute alors véritablement l’errance. Le héros sort de sa routine rassurante et entame un étrange voyage initiatique visant à lui réinsuffler l’envie d’exister, redonner un sens à sa vie égarée trop longtemps. Car en effet, sa vie passée, son succès d’édition et son couple, sont traités comme des éléments d’existence artificielle, des morceaux de convenance qu’on édifie sans trop y penser, pour obéir à une norme sociale.
Le héros, au crépuscule de ce système, comprend progressivement la somme de ses renoncements et la vacuité de ce qu’il a bâti. Sa démarche consiste alors, dans une fuite en avant, de se retrouver, et autant dire que ça sera un poil chaotique et pas toujours très moral. Parce que si on peut ressentir de l’empathie pour lui à certains moments, à d’autres on le traite bien volontiers de sac à merde. Et c’est là une des force de l’œuvre ; elle est poisseuse comme l’existence, elle explore nos bas instincts, nos laideurs cachées derrière une façade de respectabilité.
Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait… Et si maturité voulait…
Dans le télescopage générationnel apparaît également certaines des plaies ouvertes du Japon contemporain, entre rejet d’une jeunesse, perçue très souvent comme dérangée, violente et improductive, et idéalisation d’un âge d’insouciance sacrifié tôt sur l’autel du sérieux et du travail. Le héros est dans un état moyen, dans le moment de bascule qui lui laisse encore prégnant les souvenirs de la jeunesse alors que pointe déjà les réalités d’une vie dont il perçoit ce qu’elle a de révolue. La course du temps lui revient ponctuellement dans la gueule quand il se confronte à des assistants plus jeunes et pour qui il n’a aucune bienveillance. D’ailleurs, sur cet aspect, l’auteur déploie une auto-critique acerbe sur son statut d’auteur à succès. Il montre combien cela peut fausser le jugement, altérer l’entendement et pousser jusque dans la contradiction. Cependant, en contraste, il développe la responsabilité qui leur incombe puisqu’ils représentent parfois des vecteurs de morale, dont les productions possèdent une importance pour leurs lecteurs, qui les dépasse en temps qu’auteur. Sur ce point de nouveau le héros agit avec bien peu de considération et reste bloqué dans son petit ego. Un cheminement au sein de l’auto-crique d’un mangaka, voilà le ressort de l’oeuvre, couplé à une réflexion sur le métier de mangaka, sans oublier l’analyse des sentiments amoureux. Un continuum qui semble, ainsi développé, peu évident, mais qui fait sens sous la plume d’Asano.
Il est probable que cela ne touche pas tout le monde, voire même que cela en dégoûte d’autres. Les sentiments transmis sont poisseux, la veulerie du héros parfois à la limite du supportable, d’autant qu’il évolue dans le succès. Pour autant, il me semble que sur cet aspect l’œuvre nous invite aussi à l’introspection sur nos propres fragilités, nos propres errances, nos propres bassesses. Et dans le même temps Asano suggère que tous ces problèmes intimes qui nous traverses méritent de l’attention, pas nécessairement une attention égocentrique et exclusive, mais une attention quotidienne et patiente, visant à moins se mentir, à être plus en phase avec soi-même et ses propres aspirations. Au total dans l’œuvre le héros finit par déplorer être passé à coté d’un truc pour suivre une passion. Était-ce le bon choix ?
A-t-il gâché sa vie personnelle en la réussissant professionnellement ? Reste en suspend la question brûlante du vrai. Ces questions de choix nous obsèdent tous, elles nous invitent naturellement à l’introspection et, parfois, conduisent au grand chambardement de l’existence ou à l’émergence de regrets éternels. Le manga apporte-t-il des réponses ? Grand dieu, non, et en quelque sorte heureusement, je n’ai guère envie d’avoir des certitudes en la matière. En tout cas au bout de l’errance que l’on partage avec Asano, nos petites cervelles bossent bien, on introspecte vaillamment et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose.
Errance se lit dans un souffle, d’une traite, dans une immersion tumultueuse mais agréable. Asano a usiné son sens du rythme traînant, il possède à merveille les ressorts de sa narration, ponctuant son récit de chair sexualisée, d’expositions de sentiments contrariés, de colères qui rompent les barrières comme un fleuve grossi par des pluies trop abondantes, tout en ménageant des plages de respirations contemplatives. Cette musique peut dérouter, peut même emmerder, mais elle a sa propre logique, elle suit un but qui est sans doute de transcrire l’expérience du réel. Parce que les œuvres d’Asano parlent avant tout de la vie quotidienne et des gens. Il peut parler d’une famille de poussins symboliques ou d’invasion extraterrestre, il demeure ancré dans le réel, un réel épuisant de banalité et de vacuité, mais fascinant par le bouillonnement de sentiments qu’il met en œuvre. Tout le monde n’adhérera pas, c’est une certitude, mais pour ceux qui aiment ce type de récits, c’est une cuillère de miel parfumé à l’ambroisie.