« In Cauda Venenum » : SaperlipOpeth !!!
Voilà onze ans que retentit en studio le dernier growl émanant de la gorge de Mikael Akerfeldt, chanteur, guitariste et compositeur du groupe de death metal Opeth. Si 99,9 % de l’humanité n’en a au demeurant rien à foutre, sachez que la situation émeut encore l’auditoire prog mondial, qui se déchire en une bataille telle qu’au temps d’Hernani. Les tenants des deux premières décennies d’existence du groupe (les « Oldpeth« ) ne semblent toujours pas avoir fait le deuil des borborygmes chéris, quand les fans de la nouvelle heure (les « Newpeth« ) s’émerveillent d’une musique sophistiquée aux sonorités plus accessibles que le metal extrême. Autant dire que le nouvel Op-eth-us du groupe, « In Cauda Venenum« , était attendu de pied ferme.
Passée l’échéance symbolique des dix ans de post-growl, une fois la sortie du décrié Sorceress (2016) effectuée, un vent d’espoir semblait souffler sur la fanbase du groupe. Qu’adviendrait-il donc du péthulant quinteth suédois ? Le temps de sonner l’Opeth Alert était il venu ? Ou 2019 serait-elle l’année du retour aux sources après 10 ans d’errance ?
Concepth
Annoncé fin mai pour une sortie fin septembre, l’album déstabilisa d’emblée par un choix résolument anti-commercial de la part des artistes : sa double parution, en une version suédoise, et une version anglaise. Soulignons avant toute chose que la première demeure, aux dires du ménestrel Akerfeldt, la mouture « authentique » de l’album ; la deuxième n’en étant qu’un pâle ersatz pas même littéral, uniquement destiné à mettre les thèmes abordés à portée de l’auditorat mondial (pauvres sudistes que nous sommes).
Ainsi, l’album fut-il composé en Suédois, douce langue de l’immobilier smart et des Vikings violeurs de moines francs. Comment expliquer un tel parti pris, en un temps où la consensualité du groupe paraissait plus que jamais ébréchée ? Et pourquoi risquer un nouveau clivage, au sein du public acquis à la nouvelle tendance sonore d’Opeth ?
La réponse tient à la vie sentimentale du leader, en cours de rupture au moment de l’ésotérique Sorceress, et divorcé accompli pendant le gestation d’In Cauda Venenum. Le 13ème album du groupe se veut être celui de l’isolement, de la retraite en réaction à l’hypocrisie du monde contemporain. En interview, Akerfeldt n’hésite pas à évoquer la figure de sa compatriote Greta Thunberg, les contradictions de la Suède entre une promotion officielle de l’écologie et l’attitude toujours très attentiste de ses citoyens.
Autre source d’inspiration, la série « The Handmaid’s Tale« , et plus particulièrement l’une de ses scènes, montrant un mariage forcé. La solitude paradoxale favorisée par les réseaux sociaux, déjà centrale sur l’album de Steven Wilson Hand.Cannot.Erase. (2015), fut également une piste pour l’auteur-compositeur. Père de deux fillettes adolescentes, Äkerfeldt déplore le temps consacré par celles-ci à la consommation de contenu à ses yeux « insignifiant » : Snapchat, « reaction-videos »… autant de vie en marge de leurs proches et amis, de chair et d’os.
En guise d’introduction à la seconde piste de l’album (« Svekets Prins« , littéralement « Prince des Mensonges« , apparaissant sous le titre anglais de « Dignity« ), un extrait de discours politique ouvre le morceau, et donne le ton. Il s’agit des voeux de fin d’année 1969 formulés par l’ancien premier ministre suédois Olof Palme, du parti socio-démocrate (assassiné en 1986) :
« At a year’s end, many will experience a feeling of melancholy, considering that which will never return. To others, it is a moment of anticipation for the possibilities of conquering the new. Others yet will experiment a concern facing a change that provides uncertainty and possible deterioration. All of these emotions are each in their own understandable. Someone said the other day, that we reside in the great time of rupture…« . |
À rebours des poncifs lénifiants ressassés rituellement par nos chers dirigeants, Palme axe son discours sur les personnes les plus démunies, esseulées, ou tout simplement rendues inquiètes par la fuite du temps. On l’aura compris, ce nouvel album est une fois de plus frappé du sceau de la gaité et des lendemains qui chantent. Cerise sur le gâteau, le titre « In Cauda Venenum » (littéralement : « Dans la queue, le venin ») séduisit le leader par l’idée d’une mauvaise surprise finale… Or, Äkerfeldt ne cache plus commencer à songer à la fin du groupe ; il envisage ainsi chaque album comme l’éventuel ultime.
Petits-pois carroth
De même que par la noirceur de son propos, l’oeuvre d’Opeth se caractérise par un certain ésotérisme. Une fois n’est pas coutume, son artwork, tours signé Travis Smith, est difficile à élucider. Les motifs de la (mauvaise) surprise, du venin et de la solitude y sont incontournables. Le scorpion polycéphale, arborant les têtes des différents membres du groupe, était réalisé avant même le titre trouvé. Une fois ouvert et les CD ôtés, l’album fait jaillir un démon qui tient sur sa langue la maison de la couverture, et s’apprête à la gober, tel un caméléon. Enfin, ce sont les silhouettes des musiciens que l’on aperçoit à chaque fenêtre de ce manoir austère.
D’un point de vue sonore, le mixage de ce 4ème opus de l’ère progressive et expérimentale d’Opeth fut assuré par Stefan Boman, au Park Studio de Stockholm. Ce dernier est notamment connu pour ses prestigieuses collaborations pop, avec des artistes tels que Chic… ou les Backstreet Boys. Cette nouvelle innovation est délibérée de la part du groupe, et semble leur avoir réussi : le tout fut enregistré en à peine un mois. La patte académique et consensuelle de Boman se ressent à deux niveaux ; tout d’abord, dans l’attention toute particulière portée aux transitions, y compris aux silences, entre les chansons. Nombreux sont également les bruits de rires, de pas, de cloches, et plus encore les inserts de textes parlés. Dans leur extrême majorité, il s’agit d’extraits de vieilles interviews d’enfants suédois, interrogés sur des sujets comme la mort ou la religion :
« Because… if we stop thinking… we will be dead ?? » (Garden of Earthly Delights). » – Do you believe in god ? – No, why would I ? » (Charlatan, intro). » – Is there only one God ? – No, there are 30 millions and hundreds of thousands ! – Wow ! There is one in each country ! Do they speak to each other ? – … No ! » (Charlatan, outro). |
Le son du groupe se ressent de cette collaboration ; mieux défini que par le passé, il permet particulièrement de mettre en valeur le jeu du batteur Martin Axenrot et les claviers de Joachim Svalberg. Le premier se montre toujours plus technique dans les motifs qu’il exécute, tout en demeurant précis, subtil, en un mot jazzy, dans son toucher. Si tant est que cela restait à démontrer, « In Cauda Venenum » confirme qu’il est l’un des plus grands batteurs de son temps, injustement méconnu. Témoin, son interprétation du morceau Heart in Hand (mais qui donnerait, littéralement : « Le coeur n’ignore pas ce que fait la main« ) :
Enfin, I.C.V. met le claviériste Joachim Svalberg sur le devant de la scène, en tant qu’instrumentiste à part entière et membre constitutif du line-up. Celui-ci participe à toutes les orchestrations et aux mélodies, et ne se cantonne plus à l’ajout ponctuel d’une couleur ou d’une ambiance. Un usage qui confirme que les claviers font plus que jamais partie, depuis Ghost of Perdition (2005), de l’ADN d’Opeth. De la même manière, Akerfeldt perfectionne ses techniques de chant, atteignant des hauteurs lyriques d’une pureté insoupçonnable pour un growler que l’on sait par ailleurs fort caverneux. De même, son emploi du chant falsetto se généralise, avec plus de fluidité que sur l’opus précédent. Les guitares, toujours saturées et précises à la fois, constituent le contrepoint parfait aux ambitions progressives du groupe.
Efficaces, elles collent à merveille à la grosse caisse, rappelant les racines metalleuses du quintette. Les passages plus acoustiques et intimistes, ou encore planants, sont également légions. Reste la basse, cette grande oubliée qu’Opeth a toujours mis un point d’honneur à valoriser. Classique et sobre, elle n’en demeure pas moins efficace, et à contre-emploi des orchestrations hard ; plus que jamais, Martin Mendez fait groover Opeth. Ajoutez à ce travail d’orfèvre une expérimentation moins débridée, plus mesurée que sur l’album précédent, et vous obtenez un résultat grandiose : chants grégoriens en conclusion de Charlatan, instrumental électro rappelant les riches heures de Jarre et de Tangerine Dream sur Garden of Earthly Delights, jazz sinistre et guitare flamenco sur The Garroter, ballade mélancolique au solo inoubliable sur Lovelorn Crime…
Il serait pourtant tout à fait injuste de réduire le Newpeth à un hommage scolaire et révérencieux au prog des années 1970. La musique du groupe possède un raffinement, une sophistication qui lui sont propre. Alors que « Heritage » (2011) et « Sorceress » (2016) ont pu se perdre en expérimentation, gagnant en surprise ce qu’ils perdaient en cohérence et en efficacité, I.C.V. rejoint la consistance de « Pale Communion » (2014). D’aucuns le qualifient de meilleur album de la décennie ; Wall of Sound lui délivre un 10/10, et même les plus indécrottables growlards le font rejoindre le panthéon incontournable du groupe. Force est, également, de constater la réussite inattendue de cet ovni musical aux Charts mondiaux. Sans être comparable au raz-de-marée de Tool survenu en août dernier, ce nouvel Opeth témoigne de la bonne santé de la sphère prog, et du maintien d’un certain goût pour l’aventure musicale.
Non, que ce soit dit, ce treizième opus ne ravira pas davantage les inconsolables de l’Oldpeth. Et alors ? Ce quatrième album est celui de la maturité du Newpeth. Ses morceaux sont cohérents, s’enchaînent légèrement et avec évidence, tout en maintenant un effet de surprise constant. Indéniablement, la patine Opeth demeure visible, et même triomphante ; la lumière côtoie sans cesse l’ombre ; le suranné, le moderne ; la nostalgie, le désespoir… Toutes les émotions suggérées par Opeth depuis le début de sa carrière culminent en de nouvelles orchestrations, perpétuellement réinventées. Issu d’un death metal clair-obscur contrasté, Opeth a réussi le tour de force de préserver son identité profonde, son alchimie secrète, se muant en une apothéose de nuances aux influences multiples. De la belle musique. De la grande musique. De la musique intelligente. De la musique-art, à écouter les yeux fermés avec un bâton d’encens allumé… Dores et déjà un incontournable du groupe, et un incontournable du néo-prog.