Musique

« Fear Inoculum » : la chair de Tool

Que faisiez-vous le 28 avril 2006 ? Sans doute (Laurent) vaquiez-vous à vos occupations les plus anodines : études, travail, Counter Strike… Votre humble serviteur accomplissait pour sa part sa première année de collège, marquée par une haine des mathématiques et surtout une ignorance coupable de la scène progressive mondiale. Ce qu’on peut être sot, quand on est jeune. Car en ce jour sortait pourtant le quatrième et avant dernier album de Tool, 10, 000 Days, d’autant mieux nommé qu’il devait n’avoir de suite que le 30 août 2019 ; soit, après 13 ans d’absence (4745 jours et non pas 10 000 ouais bon CHIPOTEZ PAS SUR LES CHIFFRES HEIN).

Une absence longue et brumeuse, marquée par de regrettables tensions avec l’industrie musicale et de multiples avaries : censure du travail des artistes par les studios, déchirure du biceps du batteur Danny Carey au cours d’une bagarre avec le chien de sa petite amie, accidents de scooters compromettant les sessions d’enregistrement, coiffures du chanteur toutes plus ignobles les unes que les autres… Vous seriez-vous douté que cette bande de bras cassés vieille de 30 ans, aux morceaux longs de 10 minutes, détrônerait Taylor Swift dans les charts du Billboard ? Les amis, sortez vos plus beaux posters psychédéliques, allez quérir encens, champis à Lucie Nogène et bédos calibre kingsize, puis installez-vous confortablement : l’heure est venue de parler de Tool (« Outil » au Québec et pour les sympathisants FN). Tool-frites, pour nos amis les Belges.

Toul, commune de Meurthe-et-Moselle (54) située dans le Grand Est français. Cette petite ville de 15 700 habitants saura ravir le touriste par la richesse de son patrimoine historique, qui comprend notamment la fameuse cathédrale Saint-Etienne-de-Toul.

Ta mère en tongs à la BourTool

Avant toute chose, esquissons un rapide tableau d’ensemble à destination du néophyte ayant encore devant lui la perspective de l’Epiphanie toolienne. Tool est un groupe de metal progressif qui naît en 1990 dans la cité des Anges, lorsque s’unissent pour le pire – mais surtout le meilleur – le chanteur Maynard James Keenan (au fromage), le guitariste Adam Jones, Danny Carey à la batterie et enfin le bassiste Paul D’Amour.

Couverture de l’album Lateralus (2001), par l’artiste Alex Grey.

Leur premier album, l’excellent Undertow, voit le jour en 1993 ; comme mon ex – ce qui en fait donc une année en demi-teinte dans l’histoire de l’humanité. Un nouveau bassiste, le fameux Justin Chancelor, intègre le groupe en 1995 pour les sessions d’Aenima, leur second album. Dès ses débuts, le groupe rencontre un succès certain ; son premier opus est certifié disque d’or l’année de sa sortie, puis disque de platine en 1995. D’un point de vue critique, il se voit aussi récompenser par le Billboard au titre de « Meilleur nouvel artiste musique et vidéo ». Quant au second, il se hisse à la deuxième place du Top 200 des charts et devient triple-disque de platine. 

Cette double reconnaissance, tant critique que commerciale, n’est pas démentie par les productions suivantes – loin s’en faut. Chose étrange, puisque dès leur troisième collaboration, les membres du groupe se heurtent aux volontés de leur label, et font montre d’une extrême exigence dans l’élaboration de leur album Lateralus (2001). La somme des pistes constitue un ensemble de 80 minutes (durée limite de stockage pour le support CD), conçu selon… la suite de Fibonacci.

Comme signifié précédemment, et bien que celui-ci ait fait une glorieuse Spécialité Mathématiques dans la filière L, les connaissances de l’auteur en la matière sont quelque peu nébuleuses. Aussi, ne me demandez pas comment ces quatre yankees maudits s’y sont pris. 

 

C’est alors que commencent à paraître les morceaux les plus emblématiques du groupe, servis par des clips à la singulière inventivité visuelle. Témoin, « Schism« , pièce aux 47 changements de signature rythmique. Les chiffrages vont du traditionnel 4/4 à des horreurs proprement lovecraftiennes, à l’instar du 7/8 ou du 11/8 ; sans oublier le 13/16, affectueusement surnommé « 6,5/8 » par les membres du groupe. À tous les gommeux étalant leurs trois tristes accords de blues pour épater le chaland, Tool s’empresse de rappeler que « musique » rime avec « mathématique ». N’oublions pas, du reste, que celles-ci étaient enseignées conjointement, au sein du quadrivium, à l’époque des arts libéraux – oui, Docteur, pardon, pas parler d’Histoire, pas parler… 

Artwork issu du booklet de 10, 000 Days (2006), par Alex Grey.

Tool ne s’illustre pas uniquement par son talent musical. Dès ses débuts, le groupe s’attache à témoigner d’une grande sophistication visuelle par ses collaborations, aussi bien dans ses clips que dans ses booklets. Les paroles de Keenan (à l’ail) révèlent, en outre, une tendance à la contemplation et à la réflexion, que celle-ci soit engagée ou plus mystique. Contre toute attente, cet aspect cérébral joue pour beaucoup dans la renommée du groupe. À une époque où la popularité du genre progressif accuse un fléchissement, Tool connaît un succès qui ne s’étiole pas même quand vient la dématérialisation des supports, courant 2000. 

 

En témoigne « Vicarious« , petit single pépère et mainstream qui ne comporte qu’un petit riff en 5/4 et des paroles dénonçant le voyeurisme obscène favorisé par les médias…  et qui parvient à la deuxième place du Billboard Alternative. Ainsi, en dépit de sa forme ésotérique et de son fond exigeant, Tool parvient à s’imposer durant sa douzaine d’années d’activité.

En alliant la puissance du metal à la délicatesse des musiques planantes, le groupe invente littéralement et popularise une branche cadette du genre progressif : celle d’un metal alternatif psychédélique. De surcroît, la recherche d’une adéquation totale entre le son, les concepts et les travaux alimentant l’univers visuel du groupe laissent transparaître une importante fibre art-rock.

Vous l’aurez compris, Tool fait partie de ces perles rares ayant dégoté l’alchimie secrète de la réussite commerciale et de l’accomplissement créatif. À telle enseigne, qu’à travers les âges, en dépit d’une longue cessation d’activité et d’un changement complet des habitudes de consommation, le groupe a conservé son aura légendaire et son cachet si particulier. Qui n’identifie plus à la seconde le chant éthéré et saturé de reverb d’un Keenan, la batterie tribale et alambiquée de Carey, le timbre éraillé et pourtant scintillant de la basse de Chancelor, la précision clinique des riffs de Jones ? 

On vous souhaite Tool’bonheur du monde

Aussi, préciser que l’attente du nouveau bébé bizarre du quatuor était conséquente relève de l’euphémisme… À l’approche de sa sortie, les ventes de toute la discographie de Tool en font le premier groupe de l’Histoire du rock à occuper le Top 10 des ventes digitales du Billboard. Plus significatif encore, le single éponyme, « Fear Inoculum« , publié en ligne le 3 août dernier, devient en moins d’une semaine le premier morceau de l’Histoire à accéder au Billboard 100 en excédant les 10 minutes, toutes musiques confondues (pour les incrédules, voir, entre autres : https://liveforlivemusic.com/news/tool-top-ten-rock-songs-chart-2019/). Autant dire que tous les voyants étaient au vert en termes d’attention portée à ce nouvel opus. 

L’édition physique de Fear Inoculum, uniquement disponible en Deluxe pour la modique somme de… 79 euros.

La sortie ne fait que confirmer cet engouement résurrectionnel, si bien que que Fear Inoculum en vient à concurrencer voire dépasser les n°1 familiers des charts, déclenchant ainsi la fureur des fans de Taylor Swift (https://junkee.com/taylor-swift-tool-fans/220788 fbclid=IwAR1PiCAzp49d9BG0xLxm6iphSk9MbcUk0wzV4zvemcz9eTEoRZd95CX4cgU)… « Emporrrtés par la Tool, qui s’avaaaance, et qui daaanse… ».

Poésie, quand tu nous tiens…

Mais venons-en aux faits. Fear Inoculum se compose de 10 tracks, pour une écoute d’environ 80 minutes (une fois n’est pas coutume). Six morceaux standards offrent des voyages hétérogènes aux mouvements complexes, développés sur un temps allant de 10 à 15 minutes. Trois autres constituent des moments interstitiels, servant de transitions instrumentales et électroniques entre les pièces plus longues, à l’image de l’inorganique « Litanie Contre la Peur » inspiré par le Dune de Frank Herbet. Un liant conforme à la volonté originelle du batteur Danny Carey, qui était d’offrir une seule piste pour tout l’album. Et, puisque l’on parle de section rythmique, saluons la présence de « Chocolate Chip Trick« , solo de batterie de 4’21 ».

Côté personnel,  l’immuable quatuor est toujours flanqué d’Alex Grey pour assurer les artworks. L’ingénierie sonore est confiée à Joe Barresi, coutumier d’artistes à la sensibilité industrielle et alternative tels que Kyuss, Queens of the Stone Age, ou encore Avenged Sevenfold. Une patine clinique et précise qui se ressent particulièrement lors de l’écoute, et se révèle en parfaite harmonie avec l’univers de Tool. En ce qui concerne ses thématiques profondes, Fear Inoculum assume le temps qui s’est écoulé depuis la parution de son aîné en 2006. Comme le révèle une interview pour le magazine MetalZone, les membres de Tool ont fait leur miel de cette latence, la centrant au cœur de leur propos (https://www.metalzone.fr/news/82829-les-musiciens-de-tool-devoilent-les-themes-de-fear-inoculum/) :

Jones : « L’album traite du vieillissement. Des choses comme : “Je vais porter des chaussettes avec des sandales. Je me fous de ce que les gens pensent. Je vais juste être à l’aise.” Donc, il s’agit des petites choses de la vie. Il s’agit de faire les choix qui sont importants pour vous, avancer et grandir. Il y a un peu de «Dune» de Frank Herbert dans cela. Je suis super excité pour ce nouvel album. Les chansons sont très longues, mais c’est comme des mouvements. Il y a deux ou trois chansons en une, mais elles sont toutes liées. Elles coulent. Donc je ne sais pas comment cela va être reçu. Nous verrons comment ça se passe. Mais je suis extatique« .

Carey : « Eh bien, je suppose que le thème central est de vieillir et devenir de plus en plus à l’aise avec soi-même. L’album s’appelle Fear Inoculum, c’est un peu comme si vous pouviez choisir vos peurs et les utiliser à votre avantage plutôt que de les laisser vous consumer. Vous grandissez, et à mesure que vous vieillissez, vous n’en avez plus rien à faire. Je n’ai peur de rien, et certainement pas de ce que les gens penseront de mon jeu de batterie. C’est une sorte d’évolution au-delà des critiques et de nos peurs de toutes sortes« .

Keenan : « Je peux vous donner quelques grandes lignes, mais je ne veux pas gâcher votre expérience. J’ai le sentiment que chacun a le droit d’aborder les choses comme il le souhaite, et je ne voudrais pas vous en priver. Mais je peux vous donner quelques détails. J’ai l’impression que l’album traite de la sagesse à travers l’âge et l’expérience. Heureusement, en vieillissant, vous devenez plus sage grâce à certaines des choses que vous avez vécues. Vous apprenez de vos erreurs et de vos succès. Donc, s’il y a quelque chose qui caractérise cet album, c’est ce phénomène de faire le point sur sa vie et de s’accepter ici et maintenant« .

Les paroles explorent en effet le champ lexical de la corporalité, de la contagion, et de la déliquescence, exprimant métaphoriquement l’idée de cette peur mise à l’épreuve de l’expérience.

« J’aime trop ton Tool, j’aime trop ton Tool, j’aime trop ton Tool de mec »

Nous l’avons vu, malgré l’affichage d’une composition sans concession et d’une gestation gargantuesque, Fear Inoculum ne fut pas « blacktoolé » ; il semblait même voué à rencontrer un éclatant succès. Le revival du prog serait-il advenu ? La décennie 2020 consacrerait-elle l’union de la recherche musicale et du succès public après un demi-siècle de divorce ? Posons la chose d’emblée : Fear Inoculum est un excellent album. Son succès commercial est une excellente nouvelle pour l’industrie musicale, et sa reconnaissance critique n’est que justice. Mais la réalité de l’opus coïncide-t-elle avec la prise de risque innovante tant promise ? Rien n’est moins sûr. 

A l’inverse d’artistes comme Steven Wilson ou Opeth, dont la carrière a précisément connu un détour artistique à angle-droit ces dix dernières années (pensons à l’abandon du line-up de Porcupine Tree pour le premier, à celui du growl pour le second), Tool a pu mûrir son projet depuis 2006, et capitaliser sur une attente massive de la part des fans. Et ce, à une époque où, rappelons-le, les auditeurs de musiques de niche, alternatives ou expérimentales, ont pu s’organiser en communautés mondiales grâce aux réseaux sociaux. Là où les deux premiers ont dû affronter les feux de la critique de manière au maximum biennale, étant données leurs cadences de sortie, Tool a pu conserver son statut légendaire par la seule redécouverte de ses vieux opus, sur les nouveaux supports dématérialisés.

D’un point de vue créatif, Tool ne s’illustre guère, dans ce nouvel opus qu’est Fear Inoculum, par sa prise de risque. Le groupe ne se réinvente pas et demeure dans sa zone de confort, n’innovant guère que par une exploration un peu plus régulière des sonorités industrielles, comme le prouvent les quelques courts morceaux instrumentaux à fonction transitionnelle. Même la structure des morceaux, organisée en mouvements complexes et hétérogènes, a quelque chose d’attendu qui procure en efficacité ce qu’elle perd en surprise : apparition du chant, rôle des solos de guitare, vigoureuses mises en place à l’unisson en outro… Les exemples de « Fear Inoculum » et « 7empest » sont, à cet égard, éloquents. Même l’usage de chiffrages non-euclidiens et de  savantes polyrythmies ne change rien à l’affaire : nous sommes en terrain connu.

La texture de chaque instrument demeure, elle aussi, sagement reconnaissable ; seuls se démarquent les percussions tribales de Carey, occupant davantage l’espace sonore (ce qui est probablement davantage à mettre au crédit du producteur), et le chant de Keenan, à son apogée. De même, les mélodies, toutes accrocheuses et techniques, demeurent posées, sans cet empressement d’exécution pourtant si caractéristique du genre progressif. Ainsi, si l’emphase se situe, peut-être davantage que par le passé, sur les moments de mise en place d’ambiances planantes (intro de « Fear Inoculum » et d' »Invincible« ), l’album reste très emblématique du cachet Tool. Porte d’entrée accessible aux néophytes et soulagement jouissif pour les fans de toujours, Fear Inoculum constitue ainsi un bel objet aussi consensuel que sophistiqué. Si l’expérimentation n’est pas en soi gage de qualité, la recherche créatrice demeure l’une des vertus cardinales de la grande famille progressive. Vertu qui fait défaut à un groupe qui, semble-t-il, a trouvé son identité fondamentale et entend bien la conserver. Une identité déjà œuvre d’orfèvre et valeur sûre, pour reprendre les mots du journaliste australien Patrick Donovan : « Cerebral and visceral, soft and heavy, melodic and abrasive, tender and brutal, familiar and strange, western and eastern, beautiful and ugly, taut yet sprawling and epic, they are a tangle of contradictions« . Aussi, l’on ne peut que donner raison aux membres qui, dans l’interview susmentionnée, voyaient en ce nouvel opus celui de l’accomplissement et de l’assomption de leur caractère profond. 

Le voici, ça y est. L’album que l’on n’attendait plus est enfin là. Entre nos pognes sales de plus d’une décennie de crasse et de masturbations ferventes, en sa seule attente. Et l’émotion est au rendez-vous ; c’est bon, c’est beau, c’est d’une justesse chirurgicale et d’une pertinence sans faille. C’est du Tool. Incontestablement. Mais… ne serait-ce QUE du Tool ? Excellent Tool, Tool au sommet, Tool quintessent et Tool paroxystique… mais Tool seulement. Cas d’école sans doute, opus typique et fidèle, certes, mais opus magnum… pas cette fois ! 

Fly

Créature hybride issue d'un croisement entre le limougeaud et le normand, le Flyus Vulgaris hante les contrées du Sud-Ouest. Son terrain de chasse privilégié étant les poubelles, celui-ci se délecte de musique progressive, de livres d'histoire ennuyeux et de nanards des années 90. Dans sa grande mansuétude, la confrérie du Cri du Troll l'admit en son cercle, mettant sa bouffonnerie au service d'une noble cause. Devenu vicaire du Geek, il n'en fait pas moins toujours les poubelles.