Le crépuscule des idiots

Si d’aventure il vous est arrivé de lire une ou deux de mes chroniques sur ce site, vous avez dû habilement remarquer que beaucoup d’entre-elles débutent dans une certaine librairie. Celle-ci ne fera pas exception car en effet, cette fois encore, mon regard goguenard s’est laissé appâter par une singulière couverture dans l’échoppe bénie. Mais cette fois c’est surtout la magie feutrée d’un titre aux accents nietzschéens qui m’a interpellé. Car oui mes braves amis bédéphiles, l’œuvre dont il est question aujourd’hui, Le crépuscule des idiots, fait écho au Crépuscule des idoles du philosophe allemand Nietzsche. Oui, nous allons traiter doctement de philosophie ce qui nous changera un peu de nos conversations vaseuses entre trolls dont heureusement chers lecteurs, vous ignorez les accents douteux pour ne pas dire franchement consternants…

Métaphysique du singe

Mais avant toute chose revenons un peu sur l’histoire que nous propose Jean-Paul Krassinsky. Après Le singe qui aimait les fleurs et ses nasiques, l’auteur nous propose une nouvelle immersion dans l’univers simien, cette fois en suivant une bande de macaques japonais ; vous savez, ces sympathiques singes qui se collent les miches confortablement dans les sources d’eau chaude l’hiver. L’œuvre s’ouvre sur un vieux singe quelque peu grincheux qui balance des coups de bâton sur la tête de jeunes qui jouent à prier. La colère de leur mère l’amène à conter une histoire, l’histoire de leur clan, le clan de Taro, un grand macaque blanc particulièrement vindicatif qui tyrannise ses sujets et, notamment, empêche les singes d’un rang inférieur de se baigner sous peine de ramasser une sévère correction. Taro, vous l’aurez compris, est un sale bonhomme autoritaire.

Face à lui, le malin Nitchii, dont le nom devrait vous dire quelque chose, enrage et aimerait voir tomber ce despote de son trône. Or voilà que dans le ciel apparaît un bolide fonçant vers le sol dans un halo de flamme. Nitchii y trouve un autre singe semble-t-il venu des étoile, un certain Rhésus. Les esprits chagrins diront que c’est un des pauvres animaux envoyés par l’homme dans l’espace pour tester la faisabilité d’un voyage humain dans un contexte de Guerre Froide. Mais pour Nitchii et les siens il est évident que c’est bien plus que cela d’autant que Rhésus se présente comme un messie. Le petit monde des macaques japonais de Taro ne sera plus jamais le même. Le singe des étoiles leur parle de Diou, il leur révèle des mystères qui les éblouissent. Ainsi débute une investigation serrée du phénomène religieux monothéiste par un Krassinsky beaucoup plus subtil en la matière que la trouzaine de bourrins décérébrés qui vocifèrent à l’envi devant les caméras.

De la religion et des singes

En effet l’auteur se lance dans une étude progressive des caractères de la foi dans l’Histoire, à travers des passages très symboliques. Il convoque ici la mort et le retour à la vie, le culte des idoles, le voyage initiatique… Les singes reconstituent progressivement la marche de la construction christique, même si le message rôde également du coté des autres expressions du monothéisme. L’analyse est un peu corrosive comme le laisse deviner le titre qui fait écho à une des œuvres majeure de Nietzsche. Or ce philosophe est justement un des plus grands pourfendeurs du christianisme, et avant tout de sa morale qu’il dénonce comme castratrice et à l’antithèse de la Vie. Mais autant le citer parce que je sens que vous ne m’accordez qu’une confiance limitée :

«  La morale antinaturelle, c’est-à-dire toute morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux —, elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces instincts. Lorsqu’elle dit : « Dieu regarde les cœurs », elle dit non aux aspirations intérieures et supérieures de la vie et considère Dieu comme l’ennemi de la vie… Le saint qui plaît à Dieu, c’est le castrat idéal. »

Vous avez là un bréviaire de la pensée nietzschéenne sur la morale chrétienne qu’il déconstruit dans une autre de ses œuvres, Généalogie de la morale. En prophétisant (ô ironie du terme) la mort de Dieu, le philosophe posait les bases de ce qu’il interprétait comme une renaissance nécessaire de l’homme dans un élan de vie, un élan apollinien opposé aux valeurs chrétiennes jugées mortifères. Par cet affranchissement, il voyait la naissance d’un surhomme, un homme accompli par la philosophie (rien à voir avec les sornettes nazies avec lesquelles on l’a injustement associé). Mais refermons cette parenthèse que les plus paresseux d’entre-vous ont parcourue l’œil humide de sommeil pour en revenir à nos moutons… enfin… nos macaques.

Toutes ces analyses sont bien entendu un poil complexes bien qu’intéressantes et il est évident que philosophie et religion ne sont pas des domaines très accessibles. Il faut beaucoup de lecture et d’investissement personnel pour entrer dans les arcanes compliquées et tortueuses de ces disciplines dans lesquelles des hommes se sont investis corps et âme toute leur existence. De ce fait les messages sont souvent quelque peu obscurs. L’auteur l’a constaté et s’amuse, lors de diatribes enflammées d’un des prêtres, à faire parler le commun des singes qui signalent toujours qu’ils n’y entendent pas grand-chose… Mais que c’est beau. Et en effet, c’est un pouvoir d’inspiration très fort que les doctrines religieuses ou philosophiques possèdent vis à vis desquelles finalement on reste souvent un peu à l’écart. Demeure donc une interrogation de fond ; ces histoires, sont-elles des prétextes pour manipuler le peuple ? La religion serait-elle l’opium du peuple ?

Le singe, animal politique

Rhésus dispense son enseignement, parvient à convaincre la majorité des singes de rejoindre le culte de Diou, et c’est là que commence un aspect fondamental de la BD. On va suivre, au-delà des considérations métaphysiques, une histoire politique de la religion, comment elle devient, en s’associant au pouvoir politique, un formidable moyen de contrôle des populations mais aussi l’objet de terribles luttes d’influence. Le culte de Diou a son prophète en la personne de Rhésus, il aura bientôt ses grands prêtres qui exerceront leur magistère en fonction de leur caractère et la bienveillance de certains fait contraste avec la brutalité d’autres. On assiste alors à une justification permanente des actes par le seul dispensateur de Vérité, Diou. Mais au fait, Diou, tous ces dirigeants, y croient-ils vraiment ? C’est là que le propos devient très intéressant puisque l’auteur cherche à savoir si la croyance n’est pas un phénomène de dupes, si portée par des hommes elle n’est pas simplement un moyen de conquérir l’ascendant sur les âmes, un moyen plus sûr encore que la force brute telle celle de Taro au début du récit. Cela, ainsi que les différentes formes prises par la religion des singes n’est pas sans parallèle avec l’Histoire des hommes évidemment, et d’ailleurs on retrouve une analyse assez proche, bien qu’à propos d’un autre thème, dans Fondation d’Assimov (vous ne me croyez pas ? Hommes de peu de foi, allez donc le lire et on en discute dans les commentaires). La critique des cadres de la religion, les prêtres, n’a pas attendu Krassinsky, elle est déjà présente au Moyen Âge et elle est une des causes de la Réforme protestante. Manquement à la morale, luxe, appétit de la richesse, tout cela était déjà reproché au clergé de la fin de la période médiévale et l’auteur revient lui-aussi sur ces questions. Mais puisque nous sommes dans un cadre plutôt nietzschéen je ne résiste pas à l’envie d’une nouvelle citation :

« Comme tous les prêtres, il ne devient dangereux que lorsqu’il aime »

Phrase à méditer et notamment durant votre lecture de la bande-dessinée.

Traitement graphique

Vous le savez peut être, je suis un amateur de médiums traditionnels que je trouve toujours plus vivant que le traitement numérique. J’aime le grain dans la peinture, la vie d’un trait au stylo ou au crayon. Le moins que l’on puisse dire est que j’ai été copieusement servi. Krassinsky a traité tout cela à l’aquarelle et au feutre pinceau dans un style très expressif. Les couleurs froides dominent évidemment puisque l’histoire se déroule majoritairement en hiver. Mais il y a de très beaux paysages pleins de verdures et même de fleurs de sakura. L’auteur s’est souvent servi de la lumière, perçant du plafond d’une caverne ouverte, pour nimber ses personnages dans une lumière que l’on pense divine. Ce jeu renforce le propos du récit en réutilisant des techniques très communes dans l’art occidental depuis au moins le Caravage.

Mais attention, le dessin très expressif et les couleurs pastelles de l’aquarelle ne doivent pas faire oublier la violence intrinsèque de l’œuvre et des thèmes qui y sont développés. Krassinsky n’élude aucune des questions fondamentales du phénomène religieux monothéiste et va jusque dans sa dérive sectaire et brutale. Certaines planches, baignées dans une lueur rougeâtre sont très explicites sur le sort réservé aux ennemis du roi-prêtre. En clair ce n’est pas un récit pour enfant, c’est un livre pour adultes désirant se questionner profondément sur la croyance et son utilisation politique.

Au delà de ce traitement graphique l’accent est ponctuellement mis sur les cultures de l’extrême Orient et en particulier lors d’un conte fait par Rhésus dès la page 97. L’histoire est racontée à la manière japonaise avec un traitement graphique très inspiré de l’estampe, plus encore que dans le reste de l’œuvre, ce que l’aquarelle sert à merveille.

Rejet viscéral de la religion? 

On peut s’interroger sur la critique portée par l’œuvre. Est-elle une simple dénonciation en règle du fait de croire ? La chose est bien plus fine et complexe. L’auteur ne se vautre pas dans le mépris compassé de la croyance d’autrui, il s’attaque bien davantage à l’usage politique de la religion. C’est plus l’attitude de certains qui utilisent la foi des autres pour s’élever et jouir qui est ici dénoncée. Également Krassinsky pointe du doigt le fanatisme et ses dérives aveugles dont les accords morbides se rappellent périodiquement à nos mauvais souvenirs. Est-ce que, comme le dit un singe après maintes horreurs, tout est la faute de Diou ? La BD nous invite à nous poser la question de nos responsabilités individuelles ; se cacher derrière une entité invisible a toujours été un bon moyen pour l’homme d’abolir son libre arbitre.

S’il est donc un message qui sous tend le récit c’est bien davantage celui de la préservation du libre arbitre. Plus largement, allez jusqu’à la fin de l’œuvre pour savoir si c’est véritablement une attaque contre la notion de croyance ; la chose est infiniment plus compliquée.

C’est très clairement une de mes meilleures surprises récentes en BD. C’est profond, intelligent et le traitement tragique ne sombre jamais dans l’excès. Le crépuscule des idiots propose une investigation dans l’univers de la religion dans un traitement accessible, très intelligible qu’il convient de saluer. Néanmoins il faut bien garder à l’esprit que cela ne s’adresse pas à tous les publics. Si vous avez une foi profonde ce n’est peut être pas tout à fait la meilleure recommandation même si, je le répète, le propos est très loin d’être une attaque brutale et sans nuance. Mais bon, placé sous le patronage de Nietzsche vous vous doutez bien qu’il y a quelques accents qui risquent de vous hérisser un peu. Bref, ce n’est certainement pas une œuvre de polémique stérile, c’est une œuvre réfléchie, une œuvre de point de vue. Personnellement je valide.

Merci à l’auteur pour la dédicace!

Flavius

Le troll Flavius est une espèce étrange et mystérieuse, vivant entre le calembour de comptoir et la littérature classique. C'est un esthète qui mange ses crottes de nez, c'est une âme sensible qui aime péter sous les draps. D'aucuns le disent bipolaire, lui il préfère roter bruyamment en se délectant d'un grand cru et se gratter les parties charnues de l'anatomie en réfléchissant au message métaphysique d'un tableau de Caravage.

Lâche ton cri

  • 15 juin 2022 at 10 h 31 min
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    Magnifique texte ! Vous me donnez envie de lire cette BD et même d’acquérir la « collec » !

  • 5 mars 2020 at 21 h 50 min
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    /a few moment later…/
    J’ai beaucoup apprécié le style graphique, l’histoire est un brin moins grinçante que ce à quoi je m’attendais tout en restant intéressante à lire.

  • 14 avril 2017 at 11 h 25 min
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    Merci pour l’appréciation, bonne lecture!

  • 13 avril 2017 at 17 h 15 min
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    Cela m’a suffisamment convaincu pour l’ajouter à ma liste « à acheter » ! ;-) Belle prose au passage.

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