Le Rakugo ou la vie : l’art de la parole nippone à l’honneur !

C’est en une pluvieuse soirée d’été, du genre qui te rend suintant et vidé de toute énergie, que ma longue période d’ermitage trollesque a été marquée (et surtout clôturée) par une œuvre qui m’a fait l’effet d’une grosse claque. Et je pèse mes mots.

Je fais référence ici à Showa Genroku rakugo shinjuu soit  « Le Rakugo ou la vie » en VF, un anime japonais qui se compose de deux saisons produites par le studio DEEN et disponible en streaming sur ADN. Il est adapté du manga papier éponyme constitué de dix volumes et  réalisé par la mangaka Haruko Kumota, qui fait aussi partie de l’équipe de l’anime en tant que scénariste.

 

 

L’anime débute dans les années 1970 autour de Kyôji, jeune ex-tolard qui sort de prison pour bonne conduite. Dès sa sortie, on comprend vite que ce grand benêt  souhaite devenir l’élève du grand maître de Rakugo « Yakumo » suite à une représentation de ce dernier  dans la prison. Le vieux maître accepte et donne son premier nom de scène à Kyôji « Yôtaro » référence à un personnage simplet d’une histoire de Rakugo. On suit alors le cheminement de cet ex-yakuza  plein d’humour et d’énergie dans ce monde artistique particulier.

La première saison présente les premiers pas de Kyôji en tant que disciple de Yakumo, puis très vite la saison s’attarde sur le passé mystérieux du grand maître.  La seconde saison nous fait découvrir Kyôji en pleine progression et l’évolution de sa carrière, de ses relations, etc. Bref, je préfère ne pas rentrer dans les détails pour éviter des spoilers indésirables et subir une damnation éternelle.

 

Le vieux Yakumo et Kyôji

 

Au cœur du Rakugo… Ma keskecé ?

Derrière cette désignation qui fait penser à un obscur plat nippon se cache un art narratif traditionnel japonais, vieux du XVIe siècle, donc rien à voir avec les papilles gustatives. « Rakugo » qui signifie littéralement « histoire qui a une chute », possède un concept très simple mais efficace. Un conteur (rakugoka) est assis façon nipponne (les jambes repliées sous le dodu fessier, en outre) face au public, l’interprète conte une ou plusieurs histoires plus ou moins courtes.  Les histoires possèdent souvent une chute drôle ou inattendue, et le conteur joue l’ensemble des personnages en ne bougeant que le haut de son corps.

D’ailleurs, il doit énormément jouer sur les effets de voix, les postures et les accessoires pour bien différencier les personnages de son histoire, un vrai travail d’artiste qui s’il est bien joué est vraiment grandiose. Les fameux accessoires du rakugoka sont un éventail et/ou une serviette en tissu, qui prennent différentes formes au besoin du récit. Du sabre à la pipe en passant par une bouteille de saké, ces petits accessoires aident l’artiste à donner vie à son histoire.

On retrouve différents grands thèmes dans les histoires de Rakugo, elles mettent souvent en scène des personnages de l’ère Édo (samouraï, marchands, geisha, etc.). Art de rue, on peut quand même écouter du Rakugo au Japon dans des Yose, des théâtres dédiés aux arts de la parole.

salle de spectacle d’un Yose

 

Les rakugoka prennent parfois en héritage le nom du maître qui les a formés. C’est un geste symbolique important puisque certains noms peuvent faire référence à  des « lignées » prestigieuses et respectées dans ce milieu artistique. Enfin, je ne suis pas là pour vous dresser un exposé sur cet art, même si une mise en contexte s’imposait pour mieux comprendre son importance dans l’anime.

Du Rakugo et des Hommes

C’est donc grâce à Showa Genroku rakugo shinjuu que j’ai pu découvrir cet art narratif fascinant, puisque le Rakugo est le cœur de l’anime et surtout le lien qui unit les différents personnages. En effet, l’ensemble des protagonistes sont liés au Rakugo de près ou de loin. On suit l’évolution de cet art et même celle du Japon au fil des décennies, à la veille du second conflit mondial jusqu’au début de notre siècle. 

Une immersion un peu spéciale dans le passé nippon, à travers de grands moments de l’Histoire qui ont profondément changé le pays mais aussi la pratique du Rakugo. À l’image de la mondialisation et de l’influence Occidentale plus marquée au Japon dès la seconde moitié du XXe siècle. Mais l’anime ne semble pas porter de jugement sur cette évolution, qui voit décroître la popularité de cet art théâtral. Au profit de la télévision, par exemple, elle est là qu’on le veuille ou non, et le Rakugo malgré des hauts et des bas est toujours bien vivant.

« Les temps ont beau changer, l’art est comme une mauvaise herbe, il repousse toujours. » 

Au fil des épisodes, on assiste aux interprétations artistiques de différents personnages : Shin (nom de scène : Yakumo VIII), Bon (nom de scène : Sukeroku), Kyôji (nom de scène : Yôtaro puis Sukeroku),  Konatsu, une des seules nénettes, puisque nous plongeons dans un milieu longtemps réservé aux hommes et qui s’ouvre peu à peu aux femmes. Le personnage de Konatsu est un parfait exemple de l’entrée d’artistes féminines dans le Rakugo, même si je ne vous le cache pas, la montée sur les planches fut longue et laborieuse tiraillée entre les stéréotypes et surtout, son passé douloureux qui la hante.

Chaque personnage possède son propre style, donc une même histoire peut être interprétée de manière complètement différente suivant les artistes. Et mes amis, c’est une véritable performance que nous offre chaque représentation. On se prend dans le rythme des intonations, dans les émotions du conteur et on savoure leur progrès, quand ils prennent leur envol et même quand ils perdent pied.

En restant dans le même thème, le doublage de cet anime est tout bonnement génial. C’est en grande partie grâce au travail des doubleurs qu’on rentre facilement dans les histoires. Je pourrai reconnaître la performance d’un personnage les yeux fermés, c’est bien la première fois qu’un anime me fait un tel effet. La qualité de l’écriture des personnages donne envie de mieux les connaître et d’assister à leur évolution au cours de l’histoire, ce qui apporte un véritable cachet à l’anime.

Finalement l’anime porte bien son nom puisqu’on ressent au court de l’histoire que pour la plupart des protagonistes c’est « le Rakugo ou la vie ». Tout au long des saisons, on comprend un peu mieux la motivation de chacun à exercer cet art : une envie dévorante dès le plus jeune âge pour Shin, tombé dedans un peu malgré lui pour Bon ; un coup de foudre tardif pour Kyôji ou l’admiration sans bornes de Konatsu pour son père grand rakugoka.  Dans tous les cas, on a affaire à des êtres passionnés et passionnants qui nous révèlent à leur manière le Rakugo sous toutes ses formes : drôle, étonnant, sensuel, effrayant… 

 

Une histoire de famille

Outre le sujet et l’intrigue originale, c’est donc aussi le travail sur l’écriture des personnages et les relations qu’ils développent entre eux qui séduisent le spectateur. J’avoue tout de même qu’au début de la première saison, la perplexité m’a tenaillée face à certaines scènes avec la crainte de tomber dans des stéréotypes vus et revus dans les animes nippon. Exemple frappant, Bon est présenté au premier abord comme le garçon à la beauté froide qui ne perd jamais son sang-froid et recherchant la perfection. Face à lui, Shin son frère de formation chez leur maître de Rakugo, qui est un gars solaire et enjoué, talentueux mais qui a du mal à se plier à toutes formes de règles. Non mais s’il vous plaît, bonjour le cliché, vade retro Sasuke et Naruto.

Bon et Shin dans leur jeunesse !

 

Ces doutes ont été balayés d’un revers d’éventail, grâce au scénario qui nous fait vite entrevoir des personnages profonds et complexes. Mais aussi étrangement très humains, au point que l’on peut aisément imaginer qu’ils ont réellement existé. L’auteure semble vouloir donner du relief et des spécificités à chacun des protagonistes qui évoluent dans le récit. On ne tombe pas dans des traits de caractère caricaturaux bien connu des animes nippon, et qui justement me lassent. Par exemple, Kyôji n’est pas juste le petit rigolo impulsif du début de l’anime. C’est aussi un homme tendre, courageux et un papa au top. Bon et Shin ne forment pas seulement un duo antagoniste mais ils se complètent.

L’insaisissable Miyokichi

Les femmes sont des personnages forts et attachants qui ne sont pas en retrait, même si comme les hommes, elles ont leurs parts d’ombres. On croise surtout deux nanas, dont Miyokichi qui marque les premières amours de Shin et Bon. C’est un personnage assez ambigu, sensuel et fragile, qui m’a laissée pour le coup perplexe sur bien des points, dont sa relation avec sa fille, Konatsu. Konatsu,  la nana au caractère bien trempé quoique un peu paumée dans ses sentiments, comme la plupart des personnages finalement. On les voit essayer de faire de leur mieux même si parfois certains secrets sont lourds à porter.  L’anime ne dresse pas un tableau du bien et du mal, au contraire, il n’y a aucun parti pris ou de propos moralisateur qui en ressort, ce qui est plutôt agréable.

On découvre leurs faiblesses et leurs blessures, qu’ils essaient de cacher aux autres et de panser tant bien que mal avec le Rakugo mais surtout, ensemble. Malgré leurs différends, les personnages du « Le Rakugo ou la vie » forment une véritable famille. Shin et Bon développent plus qu’une simple amitié, on les voit devenir de véritables frères malgré leur relation parfois compliquée entre admiration et jalousie. Peu à peu leur famille s’agrandit avec Konatsu, Kyôji et les autres, pour former un véritable clan.

Comme père et fille…

À travers cette histoire sur fond de drame familial, l’auteure nous rappelle que ce n’est jamais parfait une famille, mais qu’on en a tous besoin. Une famille parfaitement imparfaite, où l’on se protège, s’aime, rit, s’engueule enfin bref où l’on vit.

C’est donc l’histoire d’une famille sur plusieurs générations (3 en gros), où l’on voit ses membres grandir puis vieillir, et qui reste marquée par un fil rouge : le Rakugo. Eh oui, que l’on l’aime ou qu’on le déteste, il est toujours là.

 

 

 

Et d’esthétique, papier musique.

Dans son ensemble, Showa Genroku Rakugo Shinjuu est un anime agréable à regarder avec un dessin épuré et un chara design délicat.  L’auteure et l’équipe de production ont très bien su adapter les couleurs, les lumières et même la musique pour apporter une certaine atmosphère d’une scène à l’autre. On se sent dans une bulle, qui de temps en temps se joue de notre esprit avec des passages flirtant avec le surnaturel. Et le résultat est souvent saisissant, on est happé par le rythme de l’intrigue qui peut être très lent et  sans prévenir prendre une envolée telle un grand 8 avec des rebondissements qui peuvent fendre le cœur.

L’anime fonctionne beaucoup sur les symboles, plus ou moins évidents mais qui demandent au spectateur de rester toujours attentif. Il est  hors de question de regarder les épisodes l’esprit ailleurs, prenez-vous donc une bonne tasse de thé et posez-vous dans un coin confortable, vous me remercierez plus tard.  Le moindre détail d’une scène, même anodin peut être une clé de compréhension de certaines révélations ou réactions d’un personnage.  L’ennui n’a pas le temps de prendre place dans l’histoire.

« Le Rakugo ou la vie » soit Showa Genroku Rakugo Shinjuu   fait découvrir un art traditionnel nippon étonnant, qui unit les Hommes et traverse l’Histoire malgré les difficultés. Une bulle d’émotions brutes avec une intrigue très bien menée qui met en scène plusieurs générations d’artistes entre le devant de la scène et l’envers du décor.  L’auteure a su créer une œuvre qui lie le thème de la tranche de vie, avec une réelle immersion dans l’univers du Rakugo avec brio.

Vous l’aurez compris, il s’agit d’un véritable coup de cœur marqué par le sceau sacré de Tobye. Allez sans crainte visionner cette perle au plus vite, avec l’esprit ouvert et l’œil vif ! Paroles de troll !

 

 

Tobye

C'est dans les vallées vigneronnes de l'Entre-deux-Mers que se trouve l'antre de Tobye, jeune trolle du Cri. Entourée de mangas et autres vieux bouquins, elle aime se perdre dans les méandres de l'internet à la recherche de pépites à se mettre sous la dent. Un godet de pinard à la main, évidement.

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