Les croix de bois, peu importe si tu mens, tu vas en enfer

Ce n’est pas la première fois que je parle de la Première Guerre mondiale sur le site ; c’est même, si je ne m’abuse, la troisième, après Le Pantalon d’Yves Boisset et La main coupée de Blaise Cendrars. Conflit fascinant par son horreur et son absurdité, il a donné lieu à une multitude d’œuvres fondées sur des témoignages de contemporains. Parmi celles-ci, Les Croix de bois de Dorgelès tient une place particulière par sa notoriété. Or justement, le roman vient d’être adapté par Jean-David Morvan et Facundo Percio en bande-dessinée, ce qui nous permet de replonger dans ce conflit, à un siècle de distance.

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Faire la guerre

La bande-dessinée qui nous occupe est donc l’adaptation d’un grand roman, celui de Dorgelès qui raconte son expérience combattante en se distanciant au moyen d’un personnage fictif, Gilbert Demachy. Cependant, le scénario proposé par Jean-David Morvan prend quelques libertés dans la retranscription de l’histoire en faisant également écho à la vie réelle de Dorgelès par une sorte de double mise en abyme,  permettant ainsi au lecteur de découvrir la vie de ce journaliste, engagé volontaire dans la Grande Guerre. Nous suivons donc deux destins intriqués, deux malheureux civils dans le fracas gigantesque de la guerre, où l’individu n’est rien d’autre qu’un chiffre, une dérisoire statistique, souvent sacrifiée sur l’autel d’une hypothétique victoire. Le récit s’ouvre sur une évocation de la terreur des combats dans laquelle on ressent déjà la fragilité des hommes et leur détresse. Il nous entraine ensuite dans les pas Dorgelès qui entame les démarches pour s’engager. Le jeune homme, réformé pour raison de santé, obtient une recommandation de Clemenceau lui-même, le futur père-la-victoire, alors rédacteur en chef de son journal. On découvre un quotidien confortable d’un parisien dont l’image de la guerre est complètement déconnectée de la réalité abjecte du terrain. Comment lui en vouloir ? Cette guerre n’est-elle pas une telle nouveauté qu’elle surprend jusqu’aux état-majors ?

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L’industrialisation de l’affrontement, la débauche de moyens et de puissance surclassent tous les conflits récents et donnent à voir la nouvelle réalité de la Guerre Totale, concept désormais très étudié par les historiens. Mais pour notre héros, tout commence de façon presque pittoresque, dans la découverte de la vie de caserne et des premières manœuvres. C’est à ce moment de la bande-dessinée où par une « politesse d’écrivain », Dorgelès se met à distance et commence à raconter son aventure guerrière au moyen d’un personnage. On découvre avec lui les premiers moments de camaraderie bourrue, celle de la rencontre avec ceux qui ont déjà connu le feu. Se dévoile alors la grivoiserie de la troupe qui conjure l’horreur par le rire et pointe cependant dans les discussions, le glaçant cynisme né de la rencontre avec la mort. Bientôt le récit emmène Demachy sur le front et il découvre la multitude des croix de bois qui donnèrent leur nom à l’ouvrage, des croix marquant la tombe de soldats tombés dans la boue du no man’s land. Dès lors il est entrainé dans le flot de la guerre, dans les masses d’infanteries jetées à l’assaut des tranchées ennemies sous le feu des mitrailleuses et de l’artillerie. Pourtant, les soldats essaient de préserver une certaine bonne humeur, jouent à tromper la mort par bravade et écrivent, tentent de sauvegarder leur santé mentale par le contact avec l’arrière. Dorgelès s’y adonne avec frénésie, cherchant dans les lettres qu’il envoie à sa femme un peu de la chaleur du foyer. 

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Dire la guerre

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Puis vient la perm’ et il découvre qu’il ne retournera pas au front ; on lui a trouvé un poste de mécanicien. Reste pour lui la nécessité d’écrire sur son expérience, non tant pour conjurer les horreurs qu’il a vécues que pour rendre hommage à ses compagnons d’arme avec qui il n’a pu finir la guerre. La bande-dessinée s’achève avec la publication de son livre, en rendant compte de la censure qui continuait à s’exercer mais en laissant entrevoir l’importance d’un tel récit pour commencer à faire le deuil de la guerre.

Ce n’est donc pas en vain que cette bande-dessinée a vu le jour, elle a été écrite avec un réel souci d’adaptation qui n’est pas une simple transcription du roman dans un autre format, ce qui aurait été certes pertinent, mais aurait manqué de profondeur. Ici, en mêlant à la fois la vie réelle de Dorgelès et le récit fictif, on découvre une trame plus complexe du conflit, où l’arrière, les proches, les statuts sociaux, etc., jouent un rôle majeur. De plus on suit la naissance d’une œuvre d’importance qui laissa une marque profonde dans la littérature d’après-guerre. De ce fait, la bande-dessinée possède un véritable intérêt pédagogique pour les plus jeunes qui, souvent rebutés par la lecture d’un roman, se laissent plus volontiers séduire par celle d’une BD. Et celle-ci, par son exigence et sa complexité, leur donnera à voir un écorché très évocateur de la Grande Guerre. D’ailleurs le travail graphique de Facundo Percio exécuté au fusain suggère le chaos du champ de bataille et fait un écho incroyable à l’art des tranchées comme par exemple aux dessins d’Otto Dix dont les oeuvres terribles ont rendu prégnante l’ambiance morbide du front. Le seul regret que j’ai, c’est que le brun employé pour mettre en couleur les combats soit trop uniforme, trop plaqué et de ce fait ne soit pas au niveau de l’excellence du travail au fusain. 

Montrer la guerre

Or ce traitement graphique est réservé aux moments de guerre ; tout ce qui correspond à l’arrière ou à l’après-guerre est travaillé avec davantage de couleurs et avec un encrage bien plus classique. Ainsi le front se dégage comme un endroit bien particulier, à la fois pétillant de la vie de camaraderie et scandé par la présence lancinante de la mort. Un univers sale, froid, plein de boue et de terreur, entrecoupé de moments simples et joyeux, en clair, un résumé de la guerre. Outre l’enfer, la camaraderie est en tout cas ce qui ressort le plus des témoignages, depuis les propos en interview de Ferdinand Gilson, un des derniers poilus, dans La main coupée de Cendrars, ou justement, dans les pages de Dorgelès. La guerre est donc aussi une expérience humaine, une expérience combattante, qui a été largement étudiée par l’historiographie récente. Nous possédons de nombreux témoignages de soldats dans une proportion sans équivalent jusqu’à ce conflit. L’alphabétisation étant très avancée, énormément de poilus ont pu nous transmettre leur expérience du front et même de grands auteurs qui participèrent aux combats. 

Source : unidivers.fr

Aujourd’hui nous sommes arrivés à un moment étrange, celui où la Mémoire du conflit cesse d’être de première main puisque les derniers protagonistes sont morts. De ce fait, le travail de transmission du souvenir se doit de suivre des trajets différents et cette bande-dessinée s’y inscrit parfaitement. Elle est une résonance moderne du passé, une actualisation du souvenir. 

Le roman Les Croix de bois de Dorgelès, repris par Jean-David Morvan et Facundo Percio est une bande-dessinée très agréable à lire et qui amène vraiment quelque chose de plus par rapport au roman, par l’insertion de moments de la vie réelle de Dorgelès. Tous ceux qui aiment l’Histoire et apprécient de la voir mise en scène, trouveront leur compte à la lecture de cette BD. Le graphisme est également un vrai plus avec comme seul bémol l’emploi trop brut du brun. Je la recommande sans mal, en particulier aux jeunes qui ont envie de découvrir la guerre par un biais différent du cinéma et des cours.

 

Flavius

Le troll Flavius est une espèce étrange et mystérieuse, vivant entre le calembour de comptoir et la littérature classique. C'est un esthète qui mange ses crottes de nez, c'est une âme sensible qui aime péter sous les draps. D'aucuns le disent bipolaire, lui il préfère roter bruyamment en se délectant d'un grand cru et se gratter les parties charnues de l'anatomie en réfléchissant au message métaphysique d'un tableau de Caravage.