« Même pas mort », plongée fantastique dans l’univers celte

« Tu raconteras ma vie. Tu descendras le cours des fleuves et tu franchiras les montagnes. Tu traverseras les forêts et tu vogueras sur les mers qui s’étendent à la droite du monde. Tes pas te porteront dans les royaumes celtes, dans les tyrannies hellènes, et les lucumonies rasennas. Partout tu énonceras mon nom, tu célébreras mon lignage, mes voyages, mes exploits. » Même pas mort, premiers mots.

Nous autres, habitants du Limousin, portons peut-être plus que nul autre les échos des temps celtiques, et pour cause : le nom de notre charmante région vient du terme « Lémovices » (ce qui veut dire « vainqueurs avec l’orme ») désignant un  peuple gaulois ayant vécu approximativement dans le Limousin actuel. L’omniprésence des forêts, ça et là trouées par le bocage, est aussi un élément susceptible de nous ramener dans les âges passés (ou marque notre arriération multicentenaire selon certains !).
Si vous ne me croyez pas, voilà un bouquin qui devrait vous faire changer d’avis en vous faisant voir d’une façon tout à fait différente notre patrimoine naturel : Même pas mort de Jean-Philippe Jaworski, premier tome d’une trilogie (« Rois du monde ») nous plonge chez les Celtes comme jamais auparavant et ce pour notre plus grand plaisir. Une oeuvre de fantasy  à ne rater sous aucuns prétextes, mêlant reconstruction historique et subtile ambiance mystique avec un style rare. Après une telle lecture, je dois dire que la forêt limousine ne m’a jamais paru aussi belle et mystérieuse… Il me semblait donc tout naturel de vous faire partager ce petit joyau, d’un auteur français qui plus est, ce qui n’est pas sans exciter le chauvinisme latent du Cri du Troll!

Un univers particulièrement travaillé

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L’ami Flavius Constantius m’a indiqué que les terres des celtes étaient plus défrichées que ce que l’on imaginait… mais bon, que voulez-vous ! …

Jean-Philippe Jaworski a effectué, de toute évidence, un travail de recherche historique et de mise en immersion du lecteur absolument considérable, sur un univers finalement original et assez peu traité. A ce stade, il n’est donc peut-être pas inutile que je donne quelques éléments de contexte historique m’ayant personnellement manqué lors de ma première lecture. L’univers des peuplades décrites par l’auteur demeure moins connu que celui des Romains et pour cause : les traces écrites en sont beaucoup plus faibles. Astérix comble certes quelques lacunes ou nous donne du moins déjà une certaine sensibilité à la civilisation gauloise (rappelons-nous de la cueillette du gui par ce cher Panoramix), mais cela reste bien léger. Je ne vous épuiserai pas de détails, d’autant que je n’ai pas les compétences historiques de ce cher Flavius Constantius. Simplement, ayez en tête que la civilisation celte n’a qu’une relative homogénéité langagière et culturelle, étant composée d’une myriade de peuples couvrant une ère géographique considérable.  Il semble que les Celtes soient à la base originaires des régions alpines ( couvrant notamment une partie de l’Allemagne et de la Suisse) et se situent dans la continuité de ce que les archéologues appellent la civilisation de Halstatt (vers 800 à 475 av. J-C, premier âge du fer).

De là, à partir du début du 640px-Gold_torque_1IVème siècle avant notre ère, les Celtes ont migré dans toute l’Europe jusque dans l’actuelle Turquie ou l’Ecosse en passant évidemment par la Gaule où ils se sont durablement installés. L’auteur évoque les migrations ambrones dans son ouvrage, ce qui nous permet de situer le récit aux alentours du IIème siècle avant J-C. L’héritage archéologique d’un tel peuple celte se résume finalement à fort peu de choses : de magnifiques bijoux, témoignages d’un art florissant et par ailleurs les restes de monuments funéraires. (Une tombe princière a d’ailleurs été récemment découverte près de Troyes). Les traces écrites sont, je suppose, externes et si le récit du grand Jules traitant de la Guerre des Gaules est sans doute une mine d’information, parce qu’il s’agit d’un point de vue extérieur (et de vainqueur!), il est nécessairement lacunaire. 

Même pas mort est d’autant plus appréciable lorsque l’on prend conscience de ce fait, car l’auteur parvient à nous plonger dans le vieux monde celtique sans mal. Beaucoup d’écrivains se lancent dans des reconstitutions historiques plus ou moins artificielles, plus ou moins nourries pour un résultat qui n’est pas toujours à la hauteur des attentes. Il est clair que le travail de Jean-Philippe Jaworski a été long et minutieux : les rites, les objets, la description des coutumes liées à la politesse enrichissent le récit à chacune des pages. Je n’ai pas été surpris de lire, dans une interview, que l’auteur lisait des articles de recherche scientifique sur la civilisation celtique depuis les années 90. A tel point que l’on est parfois un peu perdu à la mention des diverses peuplades : Lémovices, certes, mais aussi Arvernes, Turons, Bituriges, Osismes… un reproche que j’adresserai d’ailleurs au livre est de ne pas comporter de carte, ce qui n’aurait vraiment pas été un luxe pour se repérer, même si un lecteur attentif ne devrait pas rencontrer trop de problèmes pour associer tel ou tel peuple à sa région approximative.

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Ouh la belle carte

MAYDAY, j’me suis paumé dans l’histoire

« Je suis né dans une terre si lointaine qu’elle se confond, en moi, avec les forêts du dieu ténébreux d’où sont sortis les pères de mes pères. Depuis que j’ai atteint l’âge d’homme, j’ai marché ; j’ai foulé l’humus moelleux des sous-bois, la terre grasse des prairies, la roche éboulée des montagnes, la tourbe trompeuse des marécages ; j’ai connue des saisons étranges, des cieux différents, des peuples variés comme les arbres d’une futaie. » Même pas mort, chapitre 1, page 13-14, édition folio-SF.

Une fois ce contexte historique à peu près cerné, il faut que j’évoque le récit lui-même. Il est certes déjà louable d’avoir conçu un univers qui tienne la route, mais cela ne serait guère satisfaisant sans un bon scénario et des personnages attachants. Aucuns soucis à se faire de ce côté là non plus : l’histoire racontée par l’auteur nous ravit de ses tourbillonnements, sa riche complexité ne permettant qu’à peine une lecture de dilettante… Nous suivons la vie de Bellovèse, le fils du roi des Turons, dont le père a été tué par son oncle au cours d’une grande guerre, une tragédie familiale qui annonce dès le début les déchirements intérieurs du héros, auxquels fait écho une situation politique complexe. Loin d’être racontée de façon linéaire, c’est à dire  chronologiquement de l’enfance à l’âge adulte, l’existence du héros est parcourue de façon désordonnée, entretenant ainsi le rythme du récit. Ainsi, si, au début du roman, nous accompagnons un Bellovèse déjà pratiquement adulte, nous sommes amenés à nous plonger dans son enfance par la suite. Les enchâssements multiples aboutissent à une sorte de tournoiement du temps particulièrement réussi, qui perd facilement celui qui ne prête que peu d’attention à sa lecture !
L’attachement au héros principal se développe  par ailleurs naturellement grâce aux nombreux passages à la première personne qui sont l’occasion de réflexions introspectives bienvenues. Un fourmillement de personnages divers, occupant plus ou moins de pages et d’importance, vient compléter un tableau déjà bien rempli. Certains sont particulièrement intrigants tel Suobnos, mi-gredin mi-druide que l’on découvre petit à petit… Bref, de part son monde et la fresque de caractères qu’il dépeint, Même pas mort est d’emblée une oeuvre dense, ambitieuse, voir étourdissante, chose que parachève le style de l’auteur.

 Un style qui te fait passer pour un illettré

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Style « plastique », IIème siècle avant J-C

En vieillissant, tout lecteur de fantasy anglo-saxonne à gros tirage doit affronter cette réalité : beaucoup d’ouvrages sont d’une pauvreté lexicale relativement affligeante, soit que l’écrivain ait quelque peu bâclé son travail, soit que la traduction ait été de mauvaise qualité. Les contrées de l’imaginaire sont parfois un prétexte commode pour éviter d’accumuler les connaissances nécessaires afin de nommer et décrire les choses de façon pertinente…. Il en ressort souvent un vocabulaire conventionnel ou galvaudé, ce qui n’aide guère le genre à acquérir ses lettres de noblesse.

A l’inverse, l’ouvrage ici présenté se caractérise par une richesse considérable dans la diversité des termes employés. C’est bien simple, je n’ai que rarement quitté mon dictionnaire (en ligne) à la lecture de Même pas mort. Je ne suis certes pas académicien, loin s’en faut, néanmoins, j’estimais avoir un peu de vocabulaire… Que nenni! Ainsi, pour décrire un navire, « coracle », « carène », « cadène » sont utilisés par M. Jaworski, tandis que l’on trouve des « chablis » dans les sous-bois plutôt que des arbres renversés par la tempête. Les vieux guerriers n’ont pas l’air « rusé », mais « madré »… Cette recherche lexicale peut éventuellement paraître artificielle à certains, pourtant, elle enrichit un style, qui, par ailleurs, déroule des phrases qui ne sont ni trop longues ni trop courtes, des phrases  vibrantes qui sonnent justes :

« Le sel sur mes lèvres, le dossier de roc qui me pétrit les reins, les ongles vifs de la pluie, tout cela possède une saveur d’éternité menacée, ce parfum de vie crue que je n’ai pas arrêté de poursuivre, je crois, dans tous mes voyages et dans toutes mes guerres » Même pas mortp 54-55, édition folio-SF.

La froideur des embruns nous cingle alors même que nous sommes sous notre couette, le parfum d’humus qu’exhalent les bois humides nous effleure la narine alors même que nous lisons dans une salle d’attente. Bref, l’immersion est là, parfois douce, parfois violente mais toujours saisissante ! 

Une dernière remarque que je dois faire à propos de la façon dont est écrit l’oeuvre porte sur les dialogues. Ils peuvent…surprendre et apparaître en décalé par rapport au reste du texte. En effet, autant les descriptions sont recherchées, fournies, historicisantes à souhait, autant les personnages parlent avec un naturel et une grossièreté impressionnants : « Il me faut un peu de champ pour supporter sa sale gueule » s’exclame ainsi un champion au cours d’un duel (p130). Cela ne m’a personnellement pas gêné, bien au contraire. Ces paroles crues nous donnent une proximité avec l’histoire et le récit qui nous aurait peut-être fait défaut autrement. Elles permettent d’éviter la pesanteur trop marquée d’une reconstruction historique minutieuse en conférant un soupçon de vie à un texte qui aurait pu paraître un peu désincarné. Hé quoi, les guerriers celtes étaient avant-tout de sacrés pochtrons !

 Et les aspects surnaturels du récit dans tout ça?

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Une illustration sans valeur historique particulière pour se mettre dans l’ambiance…

Même pas mort est peut-être un bouquin de fantasy à découvrir pour ceux qui, justement, n’aime pas la tournure actuelle et dominante du genre, qui se perd dans un héritage Tolkienien mal digéré et galvaudé. Ainsi, si les druides sont bien présents dans l’oeuvre, aucun d’entre eux (jusque là) ne fait de potions magiques, ni ne transforme son adversaire en crapaud d’une formule bizarre. La crédibilité historique prime sur la manifestation d’un surnaturel trop convenu, trop attendu. D’ailleurs, on comprend que l’organisation druidique, loin d’être désincarné et hors des intérêts de ce monde, a un poids et une volonté politique considérable. 

En réalité, chacune des pages du livre diffuse une subtile ambiance mystique. Alors bien sûr, le récit est marqué par l’irruption de créatures et d’êtres imaginaires, épaulées par les manifestations d’un panthéon divin dont certains noms seront connus de vous (Belenos) et d’autres non (Epona – sauf si vous jouez à Zelda!). Les Hommes sont ainsi à la merci de forces occultes qui les dépassent. Mais, à côté de ces passages typiquement « fantasy » finalement point si fréquents (et parfois ambiguës, car traités au travers de l’écran du rêve), ,  c’est au travers des croyances, des rites, des présages, des lieux que se construit petit à petit la patte particulière et l’ambiance magique du roman. L’auteur nous fait revivre avec la manière cette distinction aujourd’hui disparue entre le sacré et le profane, l’empreinte du religieux sur le monde. Ainsi, violer le territoire d’un nemeton (un lieu de culte chez les Celtes) déchaîne les craintes et les appels aux dieux : « Ecoute moi, dieu d’en dessous […] nous sommes venus à toi sans mauvaises intentions, nous ne désirions pas troubler la quiétude de ton sanctuaire. […] Si nous t’avons offensé par notre présence, nous te supplions de te montrer clément. » Même pas mortp 121, édition folio-SF.
C’est cette sacralisation que j’ai trouvée la plus intéressante.

 

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Plutôt que de me perdre en explications peu claires, je laisse la parole à un plus illustre que moi afin d’expliquer ce que j’entends par là  :  » En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d’être lui-même, car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacrée reste une pierre ;
apparemment […] rien ne la distingue de toutes les autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle » Le sacré et le profane
, Mircéa Eliade, p 17, Gallimard. C’est cette autre dimension, qui infuse dans les choses et les êtres que dépeint particulièrement bien Jean-Philippe Jaworski au fil des pages. Nous intériorisons peu à peu le regard d’un individu qui n’a pas encore subi le « désenchantement du monde » (Max Weber), c’est à dire le regard de celui qui voit le monde au travers de ses fins hiératiques et mystiques. L’endroit le plus caché des sous-bois, une rivière ou encore les libations avant un festin sont pour les Celtes l’occasion  de revivifier la dimension sacré de l’ordre des choses.
Tout ceci aboutit à une délicieuse atmosphère qui ajoute encore une véritable richesse à un roman, qui, décidément, n’a rien du 59 ème tome de « La roue du temps » (sans méchanceté). bandeau17

Peindre son « mufle » d’une pâle guède barbare, parcourir les sous-bois pour y débusquer quelques mystères assoupis, décapiter quelques Ambrones… Voilà un programme plus alléchant pour les vacances que de subir les feux du soleil sur une plage trop encombrée !

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Ce premier tome de Jean-Philippe Jaworski réussit le tour de force de nous proposer une reconstruction historique à l’esthétique sublime tout en posant un à un les jalons d’une intrigue rythmée et palpitante. La qualité de l’écriture et le soin attaché aux descriptions ne font pas pour autant perdre une quelconque intensité au récit, même si les plus bourrins trouveront que l’action n’est pas assez présente. Ajoutez à cela une délicieuse ambiance de contes et de légendes, de dieux et de déesses foulant de leurs pieds contempteurs les royaumes des Hommes et vous obtenez un mélange qui redonnera de la vigueur à votre envie de lire de la fantasy ! Le début de cette trilogie montre aussi que le genre s’épanouit tout à fait bien en France. Beauverger (Le Déchronologue), Niogret (Chien du heaume), maintenant Jaworski que je découvre, réveillent mon esprit nationaliste (Je déconne). Pour les plus accros, le deuxième tome de la trilogie vient de paraître… de quoi occuper ses moments de solitude !

Graour

Errant dans les mondes vidéoludiques depuis mon plus jeune âge, j'y ai développé quelques troubles psychiques. Mais rien de grave, rassurez-vous. D'ailleurs, pour me remettre les idées en place, je lis du Lovecraft, fais des soirées Alien et imite Gollum à mes heures perdues. Tout va bien.

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