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Les effets très spéciaux de Ray Harryhausen

On a tous entendu parler du Choc des Titans. Si ce n’est de l’original de 1981 au charme suranné, tout au moins de l’étron sympathique de trente ans son cadet, qui tenta de surfer sur la vague des péplums ressuscités. Le Choc des Titans, cet ultime film du producteur et spécialiste des effets spéciaux américain Ray Harryhausen (1920-2013). Alors oui, le film a vieilli. Son rythme peut laisser à désirer et son esthétique est datée. Il n’est même peut être pas certain qu’il en soit un bon, de film. Mais il n’en contient pas moins quelques petites pépites… Ses effets spéciaux, justement.

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L’abdomineux Harry Hamlin pourfendant les scorpions du Choc des Titans (1981). Still loving youuuu… 

Comment animer des monstres gigantesques, des créatures complexes, à la morphologie hybride, tentaculaire ou gluante, comment leur conférer une texture crédible, comment les mettre en scène dans un cadre de façon convaincante et les faire interagir avec des acteurs de manière dynamique, le tout sans ordinateur miraculeux ? À l’âge du tout-numérique, où l’organique et le concret cèdent le pas à une informatique souveraine (souvent pour le meilleur), mais pas toujours infaillible, il peut s’avérer enrichissant de jeter un regard sur ce qui se faisait avant, c’est à dire… de l’animation, notamment. Et ce qui se faisait avant fut justement dominé par le vénérable Harryhausen. Ami passéiste friand de nostalgie facile et pleurnicharde, sceptique à l’égard d’une CGI devenue envahissante, amoureux du cinéma d’animation ou simple curieux, il est temps pour toi de retourner aux sources des effets spéciaux contemporains !

Ray trospective

Harryhausen naît en 1920 à Los Angeles, au sein d’une famille d’origine allemande ; ce dont l’on se fout éperdument. Le petit Ray se nourrit de littérature de science-fiction, genre alors en pleine effervescence, ainsi que d’histoires fantastiques variées. C’est donc pétri de ces imaginaires riches et multiples qu’à treize ans notre jeune drille assiste à la projection d’un film qui fera date dans l’histoire du cinéma : j’ai nommé King Kong (1933, pour ceux qui sont aussi doués en maths que moi). L’émoi que suscite celui-ci chez l’adolescent est tel qu’il en devient même inspirant ; aussitôt rentré chez lui, le voilà qui commence à rassembler caisse à outils, caméras et jouets divers…

Scène de combat entre King Kong et un dinosaure (1933), faisant intervenir la technique de la stop-motion.

En effet, l’apprenti concepteur n’a de cesse, dès lors, de reproduire ce qu’il vit à l’écran ce jour-là, à grand renfort de figurines et de pâte à modeler. Ce qui par ailleurs lui réussit, à telle enseigne que l’un de ses amis, impressionné, lui organise une rencontre avec un certain Willis O’Brien… Qui n’est autre que le créateur des effets spéciaux figurant dans King Kong, rien que ça ! Le mentor observe d’un œil enthousiaste, encore que savamment critique, les expérimentations du trépidant disciple ; il lui enjoint même de poursuivre sur cette voie. Suivant à la lettre les préceptes de son pygmalion, Harryhausen étudie le monde du cinéma dans son ensemble : de l’art dramatique à la sculpture et au modelage, de la photographie à la réalisation d’un film. De surcroît, il se lie d’amitié avec deux larrons pétris du même limon : le jeune écrivain Ray (encore un !) Bradbury, et Forrest J. Ackerman, lui aussi auteur et surtout fondateur de la Science Fiction League, l’une des premières associations de fans de science-fiction.  Décidément toujours dans les bons coups, Harryhausen est engagé en 1941 comme assistant par un autre animateur, George Pal, pour la série Puppetoons. Son idole O’Brien l’engage à son tour en 1947 pour animer le gorille du film Monsieur Joe, et lui permet de décrocher un oscar des effets spéciaux ! La maîtrise des techniques d’intégration et d’animation dont il fait montre est édifiante : celui qui n’est encore que Ray, l’assistant besogneux qui hante les plateaux des studios, est désormais apte à superviser en personne les effets spéciaux d’un film ! Ce qui ne manque pas d’arriver. En 1953, Eugène Lourié lui confie la conception de la créature du Monstre des Temps Perdus (inspirée par une nouvelle de Bradbury), sorte de varan surgi des flots pour se repaître de policiers (quelle brave bête).  

Je vous présente donc Sylvie Varan. 

Les jaloux diront Harry Potter, les vrais diront Harryhausen

C’est deux ans plus tard que le vénérable Harryhausen fait la connaissance de l’homme qui lui permit de devenir l’un des grands noms du cinéma fantastique : le producteur Charles H. Schneer. Car oui, il existe des producteurs bienveillants en ce bas-monde ! Obsédés par le fric, certes, je l’entends bien de cette oseille,  mais aussi soucieux de promouvoir des artistes véritables, comme notre regretté tonton Ray. Mais revenons-en à nos moutons. Enfin, à nos monstres. Cette rencontre marque le début d’une collaboration d’une trentaine d’années, qui couvre la quasi-totalité de la carrière de Harryhausen (soit douze films, sur les quinze qu’il totalisa). Schneer laisse une grande marge de manoeuvre à son associé, lui confiant aussi bien la gestion des aspects techniques des projets (animation de modèles, trucages optiques, scènes de destructions lors du tournage des Soucoupes volantes Attaquent en 1956) que la réalisation des scénarios (comme sur le Septième Voyage de Sinbad en 1958, ou Jason et les Argonautes en 1963). Harryhausen devient alors un maître accompli en son art, qu’il perfectionne et renomme « dynamation »

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Et oui, cela ne s’invente pas. Et non, je ne l’ai pas trouvée en français.

Intéressons nous maintenant à la technique en question. Celle-ci consiste à intégrer des objets animés image par image (comme une figurine articulée) dans des prises de vue réelles ; elle relève ainsi du domaine de l’animation dit de la stop-motion. Pour ce faire, les éléments insérés sont filmés sur une projection dont une partie du cadre est masquée. Cette partie tronquée fait l’objet d’un ajout ultérieur en premier plan, ce qui permet de réaliser une séquence filmée avec un cadre complet. La particularité du procédé de dynamation réside en ce qu’il nécessite l’emploi de multiples plans de caméras, et de projecteurs adaptés au cadre et à l’objet de l’animation. Si cette technique peut aujourd’hui prêter à sourire par son aspect artisanal et bricoleur, elle n’en représente pas moins une avancée décisive pour l’histoire du cinéma. Quand bien même le trucage par occultation partielle du cadre était déjà connu du temps de Méliès (1861-1938), quand bien même la stop-motion était déjà présente sur des métrages anciens comme King Kong (1933) ou le Monde Perdu (1925), il convient de prendre la mesure du perfectionnement auquel les poussa Harryhausen. Celui-ci mit en scène des créatures d’une complexité d’animation effroyable, voire de nombreuses créatures au sein d’un même plan fixe, ce qui relevait alors de la virtuosité. Et ce n’est pas tout ! Non content de réaliser ces pléthores de prodiges plastiques, l’ambitieux démiurge voulut les faire interagir avec des acteurs ! Compte tenu des contraintes inhérentes au procédé évoqué ci-dessus, on devine les trésors de patience et d’ingéniosité dont firent preuve les équipes techniques et les acteurs lors des tournages. En effet, des séquences d’anthologie, comme celles de l’hydre ou de l’armée des squelettes dans Jason et les Argonautes (1963) exigèrent des chorégraphies millimétrées, confinant par leur performance à la perfection robotique de la part des comédiens et des cascadeurs. 

 Voici les deux scènes susnommées, tirées de Jason et les Argonautes (1963):

 

   L’hydre, gardienne de la Toison d’or.                                                                                Combat entre les Argonautes et des squelettes.  

Figurez-vous maintenant le sentiment de magie et d’immersion, l’engouement que suscitèrent ces séquences d’une nature inouïe auprès du public de l’époque ; séquences vouées à devenir iconiques. Ce sentiment fut renforcé progressivement par l’emploi de la couleur (avec le Septième Voyage de Sinbad en 1958, premier exemple de dynamation colorisée), la sélection de cadres naturels grandioses (comme la péninsule ibérique, plus accessible lorsque les associés déménagent à Londres dans les années 1950), ainsi que la prestigieuse collaboration de Bernard Hermann, compositeur fétiche d’Alfred Hitchcock (mais siiiii, les violons, dans Psychose !).  On comprend alors le succès de ces œuvres sur le moment, mais aussi leur portée mémorielle. De surcroît, Harryhausen, non content de chapeauter tous les aspects de la conception, des dessins du storyboard à l’articulation image par image, se diversifia également par les univers qu’il aborda. Du film de monstre classique (Le Monstre Vient de la Mer, 1955) au conte enfantin (Les Voyages de Gulliver, 1960) en passant par la science-fiction (Les Premiers Hommes dans la Lune, 1964) et de manière fondatrice, la fantasy (Le Voyage Fantastique de Sinbad, 1974), il sut faire feu de tout bois. Aussi, alors que l’omniprésente et omnipotente CGI a pu contribuer à un certain désenchantement vis-à-vis du domaine de l’imaginaire, aujourd’hui largement influencé par le cinéma d’action, il peut s’avérer agréable de se ressourcer auprès d’œuvres pionnières en la matière, plus contemplatives et immersives. 

 Une étape pour le cinéma fantastique contemporain, ou une antiquité jetée aux oubliettes ?

 

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La créature ailée d’Evil Dead 3.

J’aime ce genre de titre excessif, qui vous permet, en fier Moïse scindant la Mer Rouge (oui, c’est bien celle-là ?) de la discorde pour mieux montrer la voie du juste milieu à la foule inquiète, de vous faire le chantre opportun de la nuance salvatrice. Oui, je parle trop. Comme vous l’aurez aisément deviné au visionnage des vidéos précédentes, la prodigieuse dynamation fit son temps… La parousie des effets spéciaux numériques, mais aussi le perfectionnement de techniques comme l’animatronique ou tout simplement le maquillage, dépassèrent les potentialités offertes par l’animation, et reléguèrent progressivement celle-ci au rang de pratique obsolète et coûteuse en termes d’effets spéciaux, ou à celui de parti-pris esthétique exclusif (comme dans les films d’Henry Sellick). Pour autant, en sonnèrent-elles définitivement le glas ? Que nenni ; et il serait injuste de lui contester toute influence sur la postérité.

 

Certes employée de manière plus marginale et exceptionnelle, la dynamation n’en était que plus connotée, évocatrice d’un certain cinéma ayant appartenu à une époque donnée. Aussi, les emplois ultérieurs de cette technique peuvent-ils relever, selon moi (c’est à dire en prenant ça avec des pincettes en inox), sinon de la citation ostentatoire, tout au moins de l’hommage révérencieux (puisque prêtant nécessairement à rire de par son charme désuet). Pour illustrer mon propos de boy-scout suffisant, voici l’exemple de deux films, qui ne brillent pas au demeurant par une quelconque finesse. Comme vous ne l’aurez pas deviné, il s’agit d’Evil Dead 3 : Army of Darkness de Sam Raimi (1993) et de Mosquito de Gary Jones (1995).

Sans entrer dans les détails, ces singuliers métrages de comédie horrifique relatent respectivement, avec une subtilité dont je vous laisserai juges, les déboires d’un américain moyen des années 1980 propulsé dans une Angleterre médiévale en proie à une invasion de morts-vivants, et l’attaque d’une petite ville américaine  par un essaim de moustiques géants. Outre l’emploi de la dynamation, ces scènes évoquent la séquence des harpies de Jason et les Argonautes par le bruitage de la créature ailée dans le cas d’Evil Dead 3, et la composition de certains plans d’attaque dans Mosquito. L’armée de squelettes qui figure dans le premier fait également une référence évidente au film de 1963. 

                    

                   Mosquito « pique » un peu les yeux…                                La scène des Harpies Power Plus tirée de Jason et les Argonautes.

L’héritage du vénérable Harryhausen ne se restreint pas au seul cinéma. En effet, le design de certaines des créatures animées, mais également conçues par ce dernier, influença jusqu’au monde du jeu vidéo. Prenons l’exemple de deux monstres apparaissant dans le Septième Voyage de Sinbad (1958) : le dragon et le cyclope, et comparons-les avec leurs pendants vidéo-ludiques que sont le Méga-dragon de l’extension de Heroes of Might and Magic IV (2002) et les cyclopes d’Age of Mythology (2002 aussi, bon millésime), encore que ces seconds ne soient pas si clopes que ça.  

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Il y a quand même un air de famille, non ? 

Bien que Ray Harryhausen ne fut « que » technicien, producteur et scénariste, il travailla essentiellement avec des réalisateurs peu connus, ce qui explique pourquoi sa propre créativité s’illustra de façon plus décisive, et son nom seul resta attaché au souvenir de ces films. On peut donc (sans risquer l’exagération) considérer un cinéma propre à Ray Harryhausen, cinéma qui inspira de façon quasi-systématique les grands pontes du fantastique et de la science fiction à l’écran. Dans un documentaire qui lui est consacré (Ray Harryhausen: le Titan des Effets Spéciaux, 2011), ceux-ci ne tarissent pas d’éloge à son encontre: citons ainsi Steven Spielberg « Ray est le père de tout ce qui se fait aujourd’hui dans le cinéma fantastique, de science-fiction et d’aventure » ; Georges Lucas « J’avais déjà vu des films fantastiques, mais aucun ne m’a impressionné autant que ceux de Ray Harryhausen », entre autres Terry Gilliam le comparant à Dieu façonnant Adam (rien que ça !) à partir d’argile, Peter Jackson et Tim Burton admiratifs… Nombreux sont les films récents à décliner des scènes imaginées par Harryhausen : ainsi, dans Jurassic Park III, la scène des bébés ptérodactyles se voyant servir un humain pour le dîner évoque-t-elle celle d’Un Million d’Années Avant Jésus Christ. Dans le domaine de la technique et de l’animation pure, Harryhausen influença directement des artistes incontournables tels Phil Tippet (ayant contribué aux Star Wars), les frères Quay (surréalistes réalisateurs de L’Accordeur de Tremblements de Terre) ou encore Nick Park (génial inventeur de Wallace et Gromit). 

 

 Vous en rêviez? Youtube l’a fait: une compilation vidéo de toutes les créatures du maître !

Pour conclure ce petit aperçu qui, je l’espère, vous aura sinon donné l’envie de découvrir ces films, du moins intéressé, voici une petite suggestion de liens utiles, pour les plus curieux d’entre vous !

Verdict

   Pour peu que vous ne soyez pas trop sévères à l’encontre du réalisme et… du dynamisme de la dynamation au regard de ce qu’il se fait aujourd’hui en matière d’effets spéciaux, ces films peuvent éveiller en vous un véritable intérêt. Historique, tout d’abord, en donnant à voir l’immixtion du fantastique pur et dur au cinéma, avec des moyens techniques enfin à sa (dé)mesure. Mais aussi, et peut-être plus encore, un intérêt personnel et esthétique. En effet, ces œuvres n’apparaissent pas tant datées, ringardisées par les prouesses contemporaines, que tout simplement différentes dans le regard qu’elles portent sur les mondes de l’imaginaire. Si vous avez envie de prendre une bouffée d’air frais, d’assister de manière moins effrénée, plus posée et contemplative à l’entrée en scène de monstres incroyables, alors vous avez là matière à réjouissance ! Enfin, si vous vous faites notoirement chier et avez envie de rigoler en toute dérision de vieilleries improbables avec vos copains hilares, ces films sont faits pour vous ! Qui que vous soyez et quelles que soient vos intentions, les bonnes raisons ne manquent pas pour profiter de ces trésors vétustes !

 

 

Fly

Créature hybride issue d'un croisement entre le limougeaud et le normand, le Flyus Vulgaris hante les contrées du Sud-Ouest. Son terrain de chasse privilégié étant les poubelles, celui-ci se délecte de musique progressive, de livres d'histoire ennuyeux et de nanards des années 90. Dans sa grande mansuétude, la confrérie du Cri du Troll l'admit en son cercle, mettant sa bouffonnerie au service d'une noble cause. Devenu vicaire du Geek, il n'en fait pas moins toujours les poubelles.

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