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Le Vidéaste du mois #5 – Interview du Stagirite

 

Le Stagirite

 

Le Stagirite

Un voile de mystère entoure ma découverte des vidéos du Stagirite. Cela doit être trivialement une suggestion Youtube qui m’y a conduit, mais ce qu’il y a d’étonnant c’est que je l’ai suivie ; car dans les domaines soulevés par notre hôte aujourd’hui, la politique et la communication, il y a de quoi trouver à foison chez d’autres des bordées idéologiques d’une orientation que je ne goûte guère, et qui pourtant rencontrent un certain succès. Qu’importe, j’ai cliqué et c’est bien là l’essentiel et ma première impression a été « bordel, le gars il dit des trucs ». Comprenez qu’il ne se contente pas d’empiler les poncifs, enfiler les platitudes et briquer les lieux-communs, non ! Le gaillard propose au programme de débusquer les facilités de langage de la sphère politico-médiatique, à grands renforts de concepts philosophiques, entre autres, pour livrer en quelque sorte une grammaire pour tous, visant à comprendre la malhonnêteté langagière qui nous vrille trop souvent les oreilles (oui, toute cette longue phrase tenait dans ma pauvre interjection). 

Au programme donc, des concepts tout faits que l’on entend jusqu’à plus soif dans les médias et qui ne sonnent même plus faux à nos oreilles tant ils sont répétés jusqu’à entrer dans nos têtes comme des vérités indépassables.

 

Or il semble bien qu’elles ne le soient pas tant que ça, et même, si vous écoutez un peu notre hôte, vous verrez ce qu’elles contiennent de fallacieux, de fourbe et, pour tout dire, de factice. Là où elles trônent, souvent le dialogue disparaît et la pensée démocratique se fait, comme disait le philosophe, démagogie. Mais trêve de parlotte, notre invité du jour brûle sans doute de nous en dire plus !

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Salut ! Alors première question et on commence avec du classique, qu’est-ce qui t’a poussé à faire des vidéos ? Vu leur teneur, c’est un événement en particulier ?

Non un événement en particulier, mais plutôt une succession de petits énervements fréquents, de lassitudes et de consternations quotidiennes à l’écoute de la radio ou à la lecture de la presse. Indigence de la réflexion, répétition des mêmes bêtises – et dans les mêmes termes, soumission aux pouvoirs économiques et politiques, refus de se confronter à la critique, etc. Tu sens la pression qui monte, mais tu ne sais pas quoi faire, tu te sens impuissant : tout cela semble obéir à des forces qui te dépassent, que tu comprends à peine, que tu ne peux combattre seul.

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Quand tu milites dans un parti, tu colles des affiches, tu te bats pour tes candidats. Quand tu mènes une vie religieuse, tu pries. Quand tu es cynique, tu cherches le moyen de faire de la maille dans un monde que tu ne cherches pas à changer. Mais quand tu n’es rien de tout ça, tu te demandes « que faire ? ». Comment partager ce que je crois avoir compris à propos d’une micro parcelle de notre monde ? Pour ma part la découverte des vidéos d’Usul (3615 Usul) a été décisive : elles sont la démonstration que l’on peut concilier culture et divertissement, inviter à penser tout en plaisant à beaucoup (certes pas encore à tout le monde). Les débuts de DanyCaligula (Doxa) ont donné l’impulsion finale. Puis on trouve sa propre formule, ses propres sujets, ses propres traitements.

Danycaligula

Mon objectif est de mettre en évidence la dimension politique de certains phénomènes, événements ou mécanismes. Politique, c’est-à-dire qui relève de décisions humaines, d’actions qui s’inscrivent dans l’histoire, avec leur part de contingence, d’échecs, de hasards : tout ce qui permet de montrer que ces phénomènes ne relèvent ni d’un destin, ni de lois naturelles, nécessaires et soustraites à nos volontés. Cela requiert de s’attaquer à une rhétorique qui tend à nous faire croire que l’on ne peut jamais rien changer, à nous persuader qu’il ne sert à rien d’agir ou de penser, puisque tout est joué par avance. Politique, c’est aussi ce qui ne se réduit pas aux jeux politiciens, au blabla des communicants, aux pitoyables tactiques de la course au pouvoir. J’aimerais montrer que l’on peut mener une véritable réflexion politique, enrichie par les sciences sociales ou la philosophie.

 

D’où te vient ce pseudo ? N’aurait-il pas un lien avec un vieux bonhomme originaire de Stagire par hasard ?

Voilà : c’est le surnom d’Aristote. Dans beaucoup de textes, « le Stagirite » (et parfois « le Philosophe », tout simplement), c’est Aristote. C’est prétentieux, mais pourquoi pas. Pour le PageRank de Google, je suis plus pertinent que l’auteur de l’Éthique à Nicomaque. Reste dans ta jalousie, bro. 

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The very first Stagirite

Je trouve chez lui de nombreuses ressources pour penser la politique (certains disent «le» politique) dans la perspective que j’ai dégagée plus haut. Cela peut sembler paradoxal chez un philosophe qui parle de « nature » à toutes les lignes.

Quel est ton parcours ? Autodidacte ? Formé aux Humanités à l’ancienne ?

Formé à la philosophie, à la fac. Tout m’intéresse, dès lors que l’on me montre qu’il s’y trouve une place pour l’intelligence. Quand on est amoureux du savoir en général mais qu’il faut bien choisir une discipline en particulier, on fait philo. Enfin c’est ce petit raisonnement que j’avais fait (ou que, a posteriori, je crois avoir fait). J’ai fait un cursus un peu bateau : maîtrise, concours, puis quelques années d’enseignement.

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Monsieur bricolage ?

Tu décortiques les sophismes comme les philosophes d’antan, penses-tu que la philosophie, et la pensée en général, devraient avoir une part plus importante dans nos sociétés comme c’était le cas dans l’Antiquité ?

Il faut d’abord dire qu’il y a dans nos sociétés une plus grande proportion de personnes pouvant accéder à la philosophie (pour autant que l’on s’entende sur ce qu’elle est) qu’il n’y en avait dans les sociétés antiques. L’enseignement gratuit et ouvert à tous, sans discrimination de sexe ou de statut social, ainsi que les développements des techniques du codex et de l’imprimerie, et aujourd’hui de la numérisation, rendent théoriquement possible un accès massif aux grandes œuvres de l’esprit. Un tel accès était largement compromis par l’organisation sociale d’Athènes, par exemple. Et parmi les citoyens, les préoccupations quotidiennes se portaient plus sur le business, les intrigues politiques et les résultats sportifs que sur les questions métaphysiques.

Aristophane, (article de la pilosité faciale)

Peut-on même dire que la philosophie y était valorisée ? Certes les choses de l’esprit occupaient une grande place dans l’éducation du citoyen, c’est certain. Mais d’un autre côté on se souvient de ce qui est arrivé à Socrate, le philosophe par excellence : il énervait ses contemporains par ses incessantes questions (on pourra lire les ouvrages de Platon), on se foutait ouvertement de sa gueule (voir Les nuées, d’Aristophane), et on finit par l’exécuter.

C’est pourtant cette même organisation sociale, économique, et politique qui rendit possible le rapport désintéressé au savoir qu’exige la philosophie. Cette oisiveté des gens libres avait pour condition la réduction en esclavage, la domination de tous les autres. Dans le contexte contemporain, alors que nous sommes dans un contexte égalitaire et technologiquement avancé, pourquoi si peu de personnes se saisissent de l’opportunité ?

On trouvera sans doute dans la philosophie des moyens d’éclairer son jugement (la philosophie comme exercice de l’esprit critique) ou d’orienter la conduite de son existence (la philosophie comme manière de vivre), mais ne trouve-t-on pas ailleurs de telles ressources ? Je suis enclin à penser que goûter à la philosophie est un bien. Moi, je fais confiance à la philosophie pour augmenter mes capacités critiques et être souvent de bon conseil, mais je pense que l’on peut obtenir cela par d’autres voies.

 

Si l’on tient à répandre la pratique philosophique, on demandera : tout le monde peut-il y accéder ? La philosophie est ouverte à tous, mais l’exigence de la pratique philosophique requiert un contexte et des possibilités matérielles qu’il est difficile de réunir. Disons-le clairement : en contexte d’abrutissement par le travail et la consommation, on voit mal comment généraliser cette oisiveté positive dont bénéficiaient nos citoyens athéniens, et comment diffuser la philosophie autrement que sous la forme d’un saupoudrage scolaire sur des têtes adolescentes rétives, du spectacle à peine distrayant de pitres médiatiques, de discussions de comptoir pour retraités de l’Éducation nationale, ou d’ouvrages creux garnissant les rayons coaching & spiritualités. Dans tous les cas on a de la demande, et des bonnes volontés, mais la situation rend impossible quelque chose comme une rencontre avec la philosophie. Philosopher exige d’y consacrer sa vie, il faut pouvoir s’y installer. La question est de savoir jusqu’à quel point on peut mener de front d’autres activités.

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Certes l’histoire nous montre que la quiétude parfaite n’est pas la condition nécessaire d’une vie philosophique, et l’on trouve des philosophes ayant exercé des métiers manuels, ou venant du bas de la hiérarchie sociale. J’ai cependant tendance à penser qu’une diffusion large de la philosophie passe par un programme politique de généralisation de l’oisiveté, c’est-à-dire la disparition tendancielle du travail aliéné et exploité, et son corollaire, la consommation capitaliste pensée et vécue comme une mise au travail des temps de loisir.

Quels sont pour toi les auteurs ou les textes incontournables ? (conseil lecture : vacances studieuses, vacances heureuses!)

Pour avoir une idée des rapports entre philosophie et sophistique, un bon vieux Platon : le Gorgias, un classique accessible. Relativement à ce que je fais sur YouTube, un livre qui brasse pas mal de notions et d’astuces de la pensée critique, c’est le Petit cours d’autodéfense intellectuelle, de Normand Baillargeon. On y trouve beaucoup de trucs pour déjouer certains pièges et avoir un rapport critique au monde ou à l’information, grâce aux mathématiques, à la logique, à la démarche scientifique, etc. Très accessible également, et centré sur la critique des médias, il y a l’excellent Les nouveaux chiens de garde, de Serge Halimi – lecture indispensable. On pourra aussi aller voir du côté de ses références, Chomsky, Bourdieu (son Sur la télévision est vraiment accessible). On lira régulièrement le journal Le Monde diplomatique ; et si l’on trouve que c’est un peu aride, on se procurera le journal Fakir en kiosque. Une fois que l’on commence à naviguer dans tous ces textes, on trouve d’autres références, des choses plus proches de nos propres centres d’intérêt, et notre gourmandise intellectuelle n’a alors plus de limite !

Schopenhauer, fun-man

Est-ce que l’œuvre de Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison a été une base de ton travail ?

Ajoutons donc L’art d’avoir toujours raison, un classique de l’inventaire des sophismes. Le point de vue est original, puisqu’il se place du côté du méchant, de celui qui veut manipuler. En plus c’est en général rigolo, parce que Schopenhauer est un bon clasheur.

Tu as proposé une lecture et une analyse d’un texte d’Einstein traitant des grands systèmes de sociétés, penses-tu faire d’autres vidéos de ce type ? Du coup quelques indices d’auteurs ou d’œuvres visées ?

Je suis content d’avoir eu des retours positifs sur cette vidéo : entre la traduction, la lecture, mais surtout la mise en images, j’y ai passé beaucoup de temps. L’objectif était de faire découvrir ce texte étonnant. L’article complet est assez bien ficelé, et présente surtout l’avantage de montrer que l’évocation de ces grandes notions de capitalisme, de socialisme, de moyens de production, de travailleurs, etc. n’est pas réservée à la marionnette d’Arlette Laguiller dans les Guignols de l’info. Alors ça me botterait bien de refaire ça, sous une forme ou sous une autre. Je me laisserais bien tenter par le même genre de texte, bien percutant et un peu incongru, venant d’un profil proche de celui d’Einstein.

Ça pourrait être bien de faire connaître l’Éloge de l’oisiveté de Bertrand Russell. Le gars est l’auteur d’un impressionnant travail en logique, et il te pond un essai pour t’expliquer que l’oisiveté c’est cool. C’est un peu comme si le plus grand physicien, au lieu de te bassiner avec le mérite individuel et l’accumulation par le travail, te faisait l’apologie du socialisme.

 

Tu sembles beaucoup aimer Nicolas Sarkozy, quelle est pour toi sa plus belle perle sophistique ?

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Il y a quelques belles perles, je me souviens des « musulman d’apparence », « j’ai changé », « Éric Woerth est un homme honnête », plus mignon : « ma passion, c’est l’action » (ça fait beaucoup rire les lecteurs de philosophie moderne). Il a été particulièrement talentueux dans sa capacité à faire avaler ses échecs sur les questions de sécurité et de délinquance, après avoir été ministre de l’Intérieur et président pendant 10 ans, et fait son possible pour déconstruire les politiques sociales et ce qui avait une once d’efficacité dans les dispositifs policiers. En fin de compte, son plus grand coup est d’avoir fait croire qu’en quittant l’Élysée, ses orientations politiques évacuaient aussi les lieux.

 

As-tu d’autres formats d’émissions en tête ?

À la fois beaucoup et aucun. Je pense surtout à des variations sur les formats que je pratique déjà. Je crois que je suis en train d’allonger la durée des vidéos à chaque nouvel épisode. À mon avis il y a une évolution conjointe de ce que j’ai envie de faire et des attentes des internautes : on veut du plus long, plus argumenté, plus approfondi. J’aimerais poster un peu plus fréquemment, mais je n’ai toujours pas trouvé la formule pour concilier qualité et fréquence : il m’arrive, lors de la rédaction, de partir sur une fausse piste. Je pourrais me dire « tant pis, on va publier ça ». Mais ça ne me satisferait pas. Alors je me prends une semaine ou deux de plus. Et parfois j’abandonne le projet, tout simplement. Déontologie, démarche qualité, proactivité. Mais j’ai quand même deux trois bonnes choses dans les cartons…

Un partenariat prochain avec Usul ?

J’ai passé le test VIPED (une clause de confidentialité m’interdit de dire où), je lui ai envoyé les résultats (accompagnés du chèque). Donc ça suit son cours.

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Le Vidéaste du Mois :

Une chronique avec la complicité de la Vidéothèque d’Alexandrie

Les émissions web ont pris une place de plus en plus importante dans nos pratiques culturelles, au point de remplacer chez beaucoup d’entre nous la télévision. Des petits passionnés qui papotent en facecam floue aux désormais professionnels du contenu vidéo, internet fourmille d’une galaxie de créations à déguster sur votre PC ou votre tablette du turfu. La fulgurante histoire du web a déjà donné tort à ceux qui pensaient que seuls y survivraient des formats courts humoristiques, à base de chatons ou éventuellement de let’s play maquillage. On a d’ores et déjà connu l’avènement des contenus culturels, pédagogiques et de vulgarisation. Et au Cri du Troll, qu’on mange ou non du vidéaste 2.0 au petit déj’, on considère que ces créations ont mérité qu’on les traite à égalité avec les formats plus traditionnels.

Les copains de la Vidéothèque d’Alexandrie font vivre une association de promotion des contenus culturels sur le web. Leur site partage quotidiennement des émissions causant science, littérature, ciné, art et tout autre sujet susceptible de vous cultiver à n’en plus finir. A cause d’eux, vous n’avez plus aucune excuse pour dire « je ne sais pas quoi regarder ».

Pour cette chronique mensuelle, les chasseurs du Cri du Troll attrapent un petit vidéaste sauvage dans le vivier des contenus sélectionnés par le regard affûté de la Vidéothèque. Dans le respect des conventions de Genève, nous le soumettons ensuite à quelques questions de notre cru (souvent aussi sottes que grenuttes, vous commencez à nous connaître). On espère que cette chronique vous permettra de découvrir des chaînes qui vous plaisent et d’en savoir plus sur ces étranges animaux du web.

Flavius

Le troll Flavius est une espèce étrange et mystérieuse, vivant entre le calembour de comptoir et la littérature classique. C'est un esthète qui mange ses crottes de nez, c'est une âme sensible qui aime péter sous les draps. D'aucuns le disent bipolaire, lui il préfère roter bruyamment en se délectant d'un grand cru et se gratter les parties charnues de l'anatomie en réfléchissant au message métaphysique d'un tableau de Caravage.

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