L’homme bouc, enquête en pays limousin
Soyons objectif, le Limousin, dans l’imaginaire collectif, est quand même davantage connu pour son terroir paysou, ses coins à champignons (que les Périgourdins nous envient en secret), ses vaches, sa porcelaine et ses eaux-de-vie de prune à rendre aveugle un Russe élevé à l’alcool de patate soviétique, que pour ses légendes millénaires. Pourtant ce patrimoine existe, bien que ténu, et les sombres vallées humides de notre belle région n’ont finalement pas grand chose à envier à l’orgueilleuse Bretagne pour ce qui est de l’ambiance mystérieuse. Par chance en Limousin, il y a des gens talentueux qui ont conservé intacte la passion de leur pays ; aujourd’hui on découvre donc l’Homme-bouc d’Aurélien Morinière, le Limousin de l’étape, et d’Éric Corbeyran.
Plongée en terre hostile
L’homme-bouc est un polar dont l’intrigue commence par la disparition dans les bois d’une jeune fille, Adèle et de son chien. La gendarmerie (oui nous sommes en zone rurale) envoie l’enquêtrice Gaëlle Demeter pour tenter de retrouver la jeune femme. Mais très vite, dès sa visite chez la mère de la disparue, des détails troublants dans la maison laissent entrevoir un versant de superstition dans cette affaire ; une sorte d’attrape-rêve dans l’armoire de la chambre, des morceaux de charbon percés d’épingles, des crucifix dans toutes les pièces… à croire que la mère et la fille ne se sentaient pas en sécurité. Gaëlle fait alors appel à une amie, une chamane, Blanche, qui va tenter d’apporter un éclairage sur les pratiques mystiques qui ne cessent d’émailler les indices jalonnant l’enquête. Or, plus les investigations progressent et plus le mystère de la disparition de la jeune fille s’épaissit. Une femme est retrouvée, terrorisée, couverte de blessures et de crasse ; il semble qu’elle ait été séquestrée des années, cela aurait-il un lien avec la disparition d’Adèle ? Gaëlle et Blanche ont mis les doigts dans un engrenage complexe qui va les conduire dans une vieille affaire aux accents païens et morbides. La forêt limousine risque de vous paraître nettement moins riante après avoir lu ce volume. Spécialement les chapelles isolées…
Bouc et compagnie
Pour bien rendre compte de la bande dessinée il faut, à mon sens, débuter en parlant du dessin d’Aurélien. C’est en effet en découvrant son travail que Corbeyran, vers 2010, a eu l’idée de lui proposer une collaboration. Inspiré par l’univers du dessinateur limousin, il a composé cette intrigue efficace teintée de légende qui met en scène justement un homme-bouc, une figure que Morinière avait publié dans un artbook. Ce qui est amusant dans cette histoire c’est que Morinière, qui est artiste peintre en plus d’être dessinateur de bande dessinée, pense ses créations comme vecteur d’intrigue. C’est au spectateur de s’emparer de ses œuvres pour en développer le sens selon leur propre sensibilité. Mission accomplie du coup avec Corbeyran qui se retrouve à créer une histoire sur mesure pour mettre en scène les visions artistiques de Morinière.
Une chose en tout cas frappe à la lecture de la BD ; l’ambiance poisseuse, mystique, tissée de mystère. Elle est bien entendue servie par le parti-pris graphique ; un noir et blanc très contrasté avec de grands aplats ténébreux et beaucoup de nuances de gris. Le rendu, très réaliste, contraste avec le thème résolument fantastique de l’œuvre, tout en nous rendant le tout très vraisemblable. Si les personnages restent un peu rigides (on ressent l’illustrateur et le peintre), les cadrages dynamiques aux angles variés donnent un élan à la narration. L’univers, lui, est complètement nourri des circonvolutions de l’imaginaire de Morinière, empli de symboles païens, baignant dans une nature omniprésente que l’auteur définit volontiers comme représentative de celle de l’homme. L’homme-bouc est ici nettement métaphorique, c’est un satyre antique, une image de sauvagerie, d’hypersexualité et de dépravation. C’est donc au cœur d’un polar que les deux auteurs replacent le vénérable limousin, vieille terre des Gaulois lémovices, dans son passé historique le plus reculé qui plonge ses racines dans les brumes des temps.
L’atmosphère et la précision de l’ouvrage n’ont été possibles que par un patient travail de repérage et de photographie des lieux de l’intrigue réalisé par le dessinateur. Ainsi, le cadre est réaliste pour qui vit dans la région, terriblement familier. Quand les protagonistes entrent chez le boucher du centre-ville de Saint-Léonard-de-Noblat, ça fait un truc quand tu es natif du lieu, et que tu y recevais, fin des années 80 et début 90, des morceaux de saucisson à l’ail par un commerçant sympathique… Quiconque habite dans le périmètre couvert par la BD, entre Creuse et Haute-Vienne, se plaira à reconnaitre des lieux familiers, retranscrits avec beaucoup de fidélité et, on le devine, d’amour de ce terroir.
Polar mystique
Si on prend un peu de hauteur par rapport à l’œuvre, ce qui frappe, c’est que les auteurs ont su réinterpréter un genre très marqué culturellement par les Etats-Unis pour lui donner une identité finalement très française.
En effet, prime la recherche du réalisme et du vraisemblable, jusque dans les personnages : ils ne sont ni des héros ni des anti-héros. Ils sont humains et faillibles, peut-être un peu trop désincarnés ce qui nuit à l’identification, mais au fond, ils restent assez vrais, sans outrance, sans mérites supérieurs. Et cela crée un contraste assez saisissant par rapport au ton fantastique qui structure l’écriture.
La plongée dans la campagne mystérieuse est réussie ; les auteurs sont parvenus à iconiser les forêts limousines, à les rendre viscéralement sombres et peu accueillantes, c’est-à-dire à en faire un décor parfait pour une histoire lugubre aux accents mystiques. C’est à ce moment-là qu’on mesure l’intérêt de vivre dans une région si humide ; il pleut souvent dans la BD et pour narrer un drame cela fonctionne mieux qu’avec le franc soleil méditerranéen. La boue, les tapis de feuilles mortes dégoulinantes d’humidité, les arbres d’automne décharnés… Tout cela offre un cadre idéal à ce qui est raconté, même si cela est, dans la vraie vie, d’une chiantitude à pleurer. Un mois de novembre pluvieux en Limousin ça te fait relativiser deux ou trois trucs dans l’existence.
C’est toi l’bouc
Au niveau de la structure du récit il y a peu de surprise, c’est l’efficacité qui prime. Pas de renversement de l’histoire, pas de cliffhanger putassier, on suit les protagonistes d’un indice à l’autre avant que l’histoire ne s’accélère. Les révélations qui s’enchainent progressivement jusqu’au dénouement n’épuisent cependant pas la totalité des questions que l’on se formule au cours de l’enquête. En vérité, les auteurs ont fait le choix courageux à notre époque de ne pas prendre le lecteur par la main et même de laisser beaucoup de zones d’ombre dans l’intrigue. Des choses nous sont montrées, cependant cela reste des données brutes, sans texte explicatif. C’est de ce fait une prolongation de la conception de l’art selon Morinière, à savoir un espace où le spectateur/lecteur doit réaliser un travail d’appropriation et donc se voit amené à combler par lui-même les blancs sur la carte, à faire disparaître les terrae incognitae par sa propre imagination. C’est un style que certains détestent. Ils y voient de la paresse d’écriture. À une époque où l’on ne cesse de sortir des préquelles pour expliquer la moindre chose de l’existence d’un héros, je trouve cette démarche agréable. Le lecteur n’est pas pris pour un con à qui il faut prémâcher le boulot pour qu’il puisse consommer en toute quiétude sa pâtée frelatée.
L’homme-bouc est une étonnante bande dessinée très ancrée dans le terroir limousin, qui mêle harmonieusement les thèmes chers à Morinière, et une trame scénaristique classique et efficace. La dimension fantastique, renforcée par une approche réaliste des personnages, gagne en intensité. Ce réalisme en noir et blanc est de toute beauté ; Morinière a voulu opérer une rencontre entre la peinture sur toile et la bande dessinée, nous pouvons dire qu’il y a réussi.