FilmsSur les écrans

Dunkerque, la guerre en face

Il est des films dont le postulat liminaire est déjà sujet à suspicion, voire davantage encore, surtout de ce coté-là de la Manche. En effet, le relationnel français avec la Seconde Guerre Mondiale n’est pas évident, tant d’un point de vue national que par le biais étranger. Véritable choc traumatique, la défaite française laisse un pays désœuvré entre les mains d’un homme providentiel (déjà…) qui s’engage dans la voie de la collaboration, et du point de vue des alliés, la France semble trahir ses engagements, ce que l’implication de De Gaulle aura beaucoup de mal à faire oublier. Et concrètement, quand on observe la colossale quantité de jugements à l’emporte pièce, de films navrants, de blagounettes…, reste qu’une frange non négligeable de notre pays n’est pas très sereine quand on aborde ce conflit… Et surtout quand c’est fait par des Anglo-saxons. La conséquence inévitable, avant même de penser à prendre Dunkerque pour ce qu’il est, c’est à dire une œuvre cinématographique, est qu’il devait passer avant tout une sorte de test qualité qui n’oublierait pas trop le sort des centaines de milliers de Français qui se sont sacrifiés pour que puisse subsister un espoir anglais dans cette guerre. Voilà donc un lourd passif qui montre que les plaies ne sont pas refermées et qu’encore aujourd’hui la Seconde Guerre Mondiale est structurante pour notre société contemporaine. C’est en un sens rassurant sur certaines questions politiques, moins par contre pour envisager sensément le cinéma.

Cinéma, patriotisme et propagande

Le cinéma n’a pas un rôle neutre vis à vis de cette guerre ; outil de propagande durant les hostilités (pensons au travail de Leni Riefenstahl sous le IIIe Reich), le cinéma sera tour à tour moyen d’exaltation de la victoire et catharsis face à la défaite. En France, la floraison de films légers et humoristiques sur le sujet tendra à dédramatiser les choses dans l’immédiat après-guerre avant, au contraire, de faire germer de nouveau la mémoire brutale de la guerre, de l’occupation et du génocide. C’est par exemple à Shoah de Lanzmann que l’on doit un retour sur le devant de la scène de la question génocidaire en France et une porte ouverte pour les historiens, jusque-là peu invités à interroger cette période trouble (quand on pense que c’est à l’américain Paxton que l’on doit la première étude sur les dessous de Vichy, on comprend la chape de plomb pesant sur le sujet en France).

Généralement cher lecteur c’est le moment où vous me dites, avec le langage fleuri qui est le votre :

« Mais putain de bordel à cul, c’est quand que tu vas nous parler de ce putain de film !!!! »

Vous n’aurez pas totalement tort mais comprenez bien que sans une contextualisation, on ne peut comprendre certaines critiques adressées au film, et parfois à Nolan, presque ad hominem.

Dès les bandes annonces j’avoue avoir été pris d’un certain malaise ; celui de ne voir à l’écran que des soldats britanniques. Sans être d’un patriotisme engagé (pour le moins), j’ai un peu tiqué, craignant, non pas pour la fierté nationale outragée, je ne suis pas un admirateur des zemmourinades, mais simplement pour un minimum de crédibilité historique. Dunkerque est une bataille avant d’être la fuite désespérée de centaines de milliers de soldats, et justement, ce sont surtout des unités françaises qui se sacrifient pour permettre à l’opération de rembarquement Dynamo de se faire. Passer cela sous silence eut été malhonnête. Je vous le dit tout de suite, mes craintes ont été levées dès les premières minutes du visionnage et je me permets un micro spoil qui éclaire ce dont je parle (ne partez pas en hurlant comme des tarés, ça se passe dans les cinq premières minutes du film). L’œuvre s’ouvre sur une petite troupe de soldats britanniques errant dans Dunkerque. Ils sont bientôt pris sous le feu de l’ennemi et on se met à suivre la dérobade acrobatique d’un jeune soldat qui, à bout de souffle, se retrouve face à une position fortifiée française. Un Français l’aide à passer en lui laissant, le ton aigre : « Bon voyage ». Je pense que cette scène résume bien la situation ; le sentiment d’abandon des Français, forcés de couvrir une opération avant tout anglaise. Rien n’obligeait Nolan à traiter cela de cette façon compte tenu de la mauvaise foi régnant parfois dans le monde anglo-saxon sur le rôle de la France dans le conflit, rôle souvent résumé avec malice dans une poland-ball tricolore dont le caractère premier étant celui de se rendre.

Par la suite dans le film, la présence des défenseurs français se remarque en creux, dans des combats que l’on aperçoit au loin, dans des discussions entre gradés qui n’éludent pas l’asymétrie de traitement, etc… Et si tout cela reste très policé, compte tenu de la réalité historique de la chose, on peut considérer cela comme un progrès, un possible jalon dans l’inconscient collectif permettant de se rendre compte que la Bataille de France n’a pas été un pique-nique, ce que la défaite rapide et les films comiques français avaient véhiculés. Du coup, je trouve assez désarmant de voir que la critique, surtout française, est tombée sur le film en le sabrant sur la question de la présence française à l’écran. Il est un peu triste de ne pas avoir remarqué les petits éléments subtils, disséminés tout au long de l’histoire et de renier presque le point de vue de Nolan qu’il a plus que souvent évoqué ; mettre en scène cette bataille au niveau des hommes et en retraçant une épopée historique dans laquelle il a baigné enfant. C’est un film qui a un biais d’écriture, mais un biais d’écriture qui n’est pas malveillant. Lui reprocher de ne montrer qu’une bataille en miniature et de ne pas envisager la globalité de l’affrontement est une erreur, simplement parce que ce n’est pas le sujet. Est-ce qu’on s’étonne qu’un huis-clos spatial comme Alien ne soit pas un space-opéra ? Non, évidemment, il faut donc considérer le film pour ce qu’il est ; une histoire au niveau des acteurs et pas un documentaire objectif, entrecoupé de discussions d’historiens traitant de la situation de telle ou telle unité dans tel secteur.

Sobriété du traitement

Passée cette lourde évocation d’un sujet épineux, passons à des questions plus cinématographiques. Dunkerque est un film sobre et grave, économe en paroles, qui tente de montrer la guerre dans ce qu’elle a de tragique, sans effusions d’hémoglobines et de scènes lacrymales, comme le fait si bien Il faut sauver le soldat Ryan. La surreprésentation du sang dans les films de guerre, et dans d’autres productions, avait contribué à une sorte de banalisation de la chose au point de la faire entrer dans beaucoup de cahiers des charges, sans que cela ne porte plus de sens qu’un esthétisme un peu douteux. C’est un peu le diptyque du sang/du cul presque structurel chez HBO. Ici rien de tout cela ; la mort n’est pas regardée avec un plaisir voyeuriste ; quand elle se produit, la mise en scène est suffisamment subtile pour nous la faire ressentir sans avoir recours aux artifices sus-nommés. En conséquence elle se matérialise de façon sèche et implacable, un corps qui tombe lourdement, un homme se noie, sans plus.

Néanmoins cela ne signifie pas que le film soit une morne plaine ; animé par une musique zimmérienne particulièrement agressive, il dérange et remue, d’autant que les bruits de la guerre, que ce soit les tirs ou les bombes, ont un volume sonore exagéré. On est remué dans son fauteuil, on s’immerge rapidement dans la bataille aux cotés des protagonistes. J’ai pu entendre ici et là que cette ambiance sonore était désagréable, voire atroce, mais justement, n’est-ce pas là un moyen de nous déstabiliser, de nous sortir du confort feutré d’un fauteuil afin de créer une forme d’implication viscérale ? C’est personnellement l’effet que j’ai ressenti et ce dès les premières minutes. Au delà, je ne pense pas que l’on puisse faire de cette ambiance un défaut ; une œuvre n’a pas qu’une vocation à être agréable et doucereuse, c’est un biais de la pensée analytique de croire que le « beau », le « sympathique »… sont des critères de base et surtout objectifs de jugement. Or rien n’est plus faux ; si vous prenez un tableau de Caravage comme Judith et Holopherne, ou pire, sa version par Artemisia Gentileschi, la vocation de ce type d’images était évidemment de déranger le spectateur, de créer un malaise. Et justement, dans une école artistique, le caravagisme, où la représentation crue du réel est devenue un moyen de rupture par rapport à l’idéalisation maniériste (à la manière de Michel-Ange), l’effet est d’autant plus fort. Si j’en reviens à Nolan, sans aller jusqu’aux réflexions complexes de l’art baroque, force est de constater qu’il a comme souci fondamental un certain réalisme, ou tout du moins un vraisemblable accentué. De ce fait la guerre n’est pas construite comme un moment d’héroïsation des soldats et des événements ; point de musique épique mais un ressenti de la guerre. Je trouve la démarche louable sur ce point simplement parce que les films qui nous tartinent de la guerre fraîche et joyeuse, on en a clairement soupé.

Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne

Une mise en scène soignée

Le film est servi par des images de toute beauté, en particulier ce qui se déroule dans les airs. Les caméras montées sur le fuselage des avions offrent les combats les plus hallucinants que j’ai vu au cinéma. Depuis les scènes classiques prises dans le cockpit jusqu’aux plans inventifs pris vers l’arrière de l’avion, on est grisé par les performances des pilotes et néanmoins crispés par leur vulnérabilité dans ces machines encore bien désuètes. Le réalisme est ici renforcé par l’utilisation d’appareils de combats réels, dont certains, restaurés, ont participé à la guerre. Alors oui, on voit peu de diversité à l’écran, mais ce que l’on voit est surtout composé de matériel réel et non des seules images de synthèses. Les navires suivent également cette exigence et force est de constater que c’est extrêmement agréable ; ce que le film perd en quantitatif, il le gagne en réalisme. Ce cachet est renforcé par l’utilisation de pellicules 70mm. Pour Nolan c’était l’occasion de proposer le meilleur des anciennes technologies dont l’emploi ne va pas contre le numérique mais le complète, de son propre aveu.

Les prises de vue sont pratiquement toujours placées au plus près des protagonistes, dans un souci d’immersion. Nolan a beaucoup insisté sur ce point ; il voulait livrer une expérience vécue de la guerre et non une vue d’ensemble diluée. Comme nous l’avons vu, cela a pu déconcerter, mais au fond je pense que le problème principal sur ce point est la minceur extrême de la construction des personnages. Ils ne dialoguent que très peu, n’évoluent pas et le film se bornent finalement à les suivre dans les affres des combats. Cela ne m’a pas dérangé, mais le camarade Graour oui, ainsi que d’autres. C’est à mon sens la critique la plus pertinente à retenir sur le film, même si j’ai la conviction que cette sobriété du traitement des hommes suit une logique générale de modération. Le film évite habilement un traitement jouant sur la fibre émotionnelle, ce qui aurait tout a fait pu être le cas vu combien cet événement a pesé dans la vie du réalisateur.

Des humains dans la guerre

Les acteurs font un travail très efficace ; le jeune Fionn Whitehead représente bien l’image d’un très jeune homme envoyé au combat qui erre dans la défaite et tente de sauver sa peau. Il a l’héroïsme sobre, la lâcheté contenue, il vit les délirants événements comme un humain et garde son entendement jusqu’au bout, ce qui n’est pas le cas de tous. Tom Hardy, ici en aviateur émérite, nous fait ce qu’il sait faire de mieux ; un jeu essentiellement centré sur ses yeux, ce que Nolan a d’ailleurs encouragé, étonné qu’il avait été par son jeu dans The Dark Knight Rises, sous ce masque envahissant. Je ne vais pas me livrer à un inventaire car dans l’ensemble, il y a une unité de ton dans le jeu des acteurs. On ressent bien la volonté de Nolan de transmettre la gravité face à la débâcle. Du coup, parfois, on est un peu étonné de l’aspect finalement assez policé des passions qui se jouent à l’écran. Si les querelles d’alliés bouleversés par le désastre sont bien présentes, elles restent assez tièdes par rapport à ce que l’Histoire nous enseigne. Mais passons, ce film est sans doute une première étape sur la transmission de la mémoire de la bataille de Dunkerque.

Donnée temporelle

Reste à parler d’un élément fondamental de la filmographie de Nolan ; le travail sur le temps. Si cet élément était le « héros » d’Interstellar, une nouvelle fois son importance est considérable. L’œuvre est découpée en trois unités temporelles différentes qui finissent par converger à la fin. Cela permet de présenter les faits à travers trois points de vue, comme cela est précisé dès l’ouverture ; une unité temporelle prise sur terre, une autre sur mer et une dernière dans les airs. Comme elles ne se déroulent pas de façon synchronisées, on voit des événements se réaliser de loin, des airs par exemple, et ce sont alors des petits points déshumanisés qui s’ébattent dans le tragique, puis, plus tard, on revit la même scène aux cotés des protagonistes et là l’effet est tout autre. On comprend très bien la difficulté de toujours percevoir ce qui se passe avec la même acuité humaine que celle qui nous vient instinctivement quand on est confronté à nos semblables dans le péril. La question des échelles est donc convoquée et elle sert de façon efficace la construction narrative. Si des esprits chagrins se sont dit gênés, je leur recommande de ne jamais regarder Cloud Atlas par exemple… Parce que passé vingt minutes de film, on a parfaitement saisi l’architecture de la narration. Justement d’ailleurs, on se prend bien vite à attendre un changement de point de vue dans l’action afin de tester notre lecture des péripéties. Et puis c’est de toute façon très agréable de voir se dérouler une mécanique bien huilée dont on pressent que la convergence suivra un crescendo de tension.

Dunkerque est un très bon film et un film qui s’intègre très bien dans la filmographie de l’auteur en envisageant certaines de ses thématiques phares comme le rapport aux hommes et au temps. Si l’émotion est très contenue, on ne peut pas reprocher au réalisateur d’avoir contourné par là l’écueil du tire-larmes facile faisant trop vibrer la fibre patriotique. La Patrie est convoquée mais elle l’est sans outrance, sans gloriole. Le ton est grave, la construction respectueuse du tragique des événements. Le recours prononcé à des techniques anciennes, à de véritables matériels d’époque renforce le réalisme de l’ensemble et propose une œuvre d’immersion, une œuvre à vivre plus qu’à regarder.

Sur ce, je vous laisse, je vais voler avec Tom Hardy !
Lazylumps : Christopher Nolan nous livre ici un huis clos anxiogène qui pourrait se résumer en quelques mots : la survie des hommes face à la menace invisible qui progresse et se fait de plus en plus présente au fur et à mesure que le temps défile. Comme seul obstacle à leur libération mais aussi seule porte de sortie : la mer. A la fois porteuse d’espoir et impitoyable tueuse à hauteur d’homme, sublime infinie du haut des Spitfire… En quelques instants et ce jusqu’au dénouement, on se retrouve happé avec ces jeunes soldats anglais désabusés et guidés par leur simple volonté de survivre dans un environnement plus qu’hostile, où la mort est omniprésente et ce, que ce soit dans les cieux, sur la mer, ou sur le plancher des vaches !
Qu’on se le dise : on est réellement face à une prouesse cinématographique qui vous prend au tripe comme jamais (et cette musique nom de dieu !). En fait, c’est bien simple : Dunkirk nous coupe le souffle au sens propre et au sens figuré tout au long de cette plongée dans l’angoisse ou l’homme n’est que le spectateur affligé qui subit son sort.
 
Chapeau Mr Nolan, vous m’avez mis le palpitant à 150 pendant 2h17. J’en ressors lessivé et comblé.

Flavius

Le troll Flavius est une espèce étrange et mystérieuse, vivant entre le calembour de comptoir et la littérature classique. C'est un esthète qui mange ses crottes de nez, c'est une âme sensible qui aime péter sous les draps. D'aucuns le disent bipolaire, lui il préfère roter bruyamment en se délectant d'un grand cru et se gratter les parties charnues de l'anatomie en réfléchissant au message métaphysique d'un tableau de Caravage.

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