Vol au dessus d’un nid de coucou : si douce folie

Parler de la folie dans les œuvres de culture populaire (ou non d’ailleurs) amène à entrer dans des abîmes de réflexion tant c’est un thème polysémique et maintes fois abordé. Néanmoins son versant le plus sulfureux, le plus visible dans ses truculences inquiétantes, est bien souvent abordé, à savoir toutes les psychopathologies pouvant mener au meurtre et aux actes les plus borderline. C’est la folie-spectacle, celle qui fait frémir et nous donne à voir une étrangeté tellement emphatique qu’elle en devient presque irréelle. Quand on a regardé un thriller haletant structuré autour des actes épouvantables d’un timbré de la pire espèce, on joue à se faire peur et on se rassure sur le fait que ce genre de personnage est d’une rareté relativement absolue. Mais tout cela est plus une manœuvre d’évitement de la folie, ou tout du moins des pathologies et désordres mentaux bien plus fréquents et qui eux reçoivent une visibilité nettement moins considérable. Ajoutons aussi qu’on ne les regarde pas tout à fait pour la même chose. Rarement ces affections amènent à de tonitruantes productions et s’offrent plus volontiers à des démarches intimistes voire documentaristes. C’est un fait et pas forcément un mal non plus ; cela évite passablement les caricatures. Néanmoins, le coup de projecteur sur cette folie est nettement plus ténu et s’il fallait un film pour attirer l’œil dessus ce serait sans nul doute Vol au dessus d’un nid de coucou, du regretté Milos Forman.

La folie est le propre de l’homme (Cendrars)

L’histoire s’ouvre sur l’internement d’un homme, Randle McMurphy, un prisonnier remuant, brutal même, condamné pour violence et viol. Son comportement inquiète les institutions et il est donc placé en hôpital psychiatrique afin de décider si son cas relève de la médecine. McMurphy est difficile à cerner dans les premières minutes, même si on perçoit qu’il se joue beaucoup des cadres et affirme davantage un rejet de toute autorité qu’une quelconque pathologie mentale. Il assiste pourtant aux séances de thérapie encadrées par l’infirmière Ratched qui, elle, incarne véritablement l’ordre, la discipline et l’organisation. Dès le départ leurs deux personnalités s’affirment sur un antagonisme clair, même s’il est tempéré par des tentatives timides de bonne volonté, surtout de la part de McMurphy d’ailleurs. Ce dernier découvre progressivement la réalité de la « folie » dans les hôpitaux psychiatriques et en particulier la diversité des cas présents dans la petite unité où il vit désormais. De patients complètement murés dans le mutisme et un univers intérieur, jusqu’à des personnages surtout émotionnellement instables, il s’adapte, modère ses emportements un peu puérils pour adopter un questionnement sur les traitements qui leur sont appliqués à mesure qu’il se prend d’affection pour eux, jusqu’à devenir pratiquement un thérapeute, certes très hétérodoxe, mais motivé par une intense affection pour ces gens oubliés du monde.

Échappée-belle

Or justement, McMurphy apparaît très vite comme un grain de folie apporté à la belle organisation de l’établissement. À l’ordonnance métronomique des journées il oppose bien vite des envies, des idées. Par exemple, son plaisir égoïste d’assister aux retransmissions télévisuelles de rencontres internationales de base-ball se transforme rapidement en une volonté de briser le carcan de l’ordre tant il sent qu’il oppresse les patients. Or l’infirmière Ratched lui oppose un refus glacial, irrévocable. En clair s’oppose dans cette scène un principe humain, chaleureux, à une organisation déshumanisée, distante et formaliste qui génère de la peur. McMurphy se met donc en devoir d’éclater ce cadre castrateur et planifie une escapade en bateau qui montre à la fois l’irresponsabilité du héros et dans le même temps, la profonde bienveillance qui le motive. Si dans l’institution les patients restent prostrés, bloqués dans leurs problèmes ou aigris, en pleine mer, en s’essayant à la pêche, ils se transfigurent, prennent de menues responsabilités, s’affirment et se découvrent. En clair, ils retrouvent une humanité que l’organisation oppressive leur refuse puisqu’elle les caractérise en bloc comme fous. En contre-point à ce postulat, au moment où McMurphy « emprunte » le bateau, il baratine un surveillant du port ; il fait passer son groupe pour une équipe de docteurs en psychiatrie. À mesure qu’il énumère leurs noms la caméra se braque sur leurs visages, revêtus d’une dignité nouvelle. Ils sont pour un instant des messieurs, non des foldingues que l’on considère avec condescendance. Leurs mentons se redressent, leurs regards se peuplent d’assurance. Leur nouvel ami les galvanise et leur rend leur humanité.

Surveiller et punir

Le retour au réel est compliqué, d’autant que lors d’une nouvelle séance de thérapie de groupe on découvre que l’infirmière Ratched s’acharne quelque peu sur le jeune Billy, qui paraît très perturbé par les relations amoureuses. Les questions s’enchaînent et accentuent de plus en plus le repli de Billy sur lui-même ; il s’enfonce dans son bégaiement et il faut l’intervention d’un autre patient, Cheswick, pour détourner la conversation sur un autre terrain afin que la torture du jeune homme cesse. Dans cette scène, on est véritablement confronté à un questionnement direct de la notion de folie ; dans cette confrontation qui est le fou ? Le jeune homme perturbé par un désordre émotionnel et qui peine à dominer sa gêne ou une praticienne froide et sans humanité qui l’opprime sans la moindre vergogne, persuadée qu’elle est d’agir de la meilleure des façons et qui d’ailleurs, glisse insidieusement dans sa pratique des valeurs morales typiques d’une certaine Amérique.

C’est clairement Graour en fait

Là se trouve un élément fort du film ; l’institution n’a pas conscience objectivement d’être un lieu de tyrannie douce. Les gens considérés comme dérangés sont placés sous son autorité compétente, sûre d’elle-même, et qui échoue complètement à se remettre en question. L’organisation est rationalisée, mécaniste et c’est même à travers ces moyens structurés qu’elle pense s’opposer aux désordres des patients. Si l’un d’entre-eux s’agite, seul va être matraqué l’ordre de se calmer et si cela n’est pas suivi d’effet, il est promptement emmené à l’isolement. La cause du trouble n’est absolument pas prise en compte ni analysée. Et c’est là qu’il convient d’aborder la question de ce que le film nous montre des hôpitaux psychiatriques. Il est évident que de nos jours, les choses sont assez éloignées de cet univers crypto-carcéral, mais justement, c’est globalement parce qu’il y a eu une prise de conscience et une transformation profonde des pratiques. Vol au dessus d’un nid de coucou, de par son succès, a permis à l’époque en 1975 de jeter un pavé dans la mare et de livrer au grand public ce qui se passait aux États-Unis dans les établissements de soin.

Le film va loin dans l’immersion et Milos Forman en a accentué la portée en tournant dans un hôpital psychiatrique, l’Oregon State Mental Hospital, à vrai dire le seul qui ait accepté de lui ouvrir ses portes. Le directeur de l’institution joue d’ailleurs son propre rôle et n’a accepté d’ouvrir son hôpital qu’à la condition que certains de ses patients puissent apparaître comme figurants car il estimait que cela serait bénéfique pour eux. On ressent à travers cette volonté que les lignes étaient déjà en train de bouger dans l’appréhension des troubles psychiatriques, ce qui se généralise aujourd’hui à travers les activités qui sont proposées aux patients, de la visite de musées jusqu’aux travaux manuels et artistiques. McMurphy apparaît comme pionnier en valorisant ses amis, en stimulant l’affirmation de leurs personnalités. Auprès de lui ils progressent, ils s’ouvrent, là où le système les laissait dans la crainte et la prostration. Car si le film nous parle d’aliénation ce n’est pas au sens vieilli de l’aliénation mentale, mais au contraire celui de la dépossession de sa liberté. Les patients sont astreints à un ordre qui les infantilise et les maintient dans une condition de dépendance, McMurphy, agissant comme un trublion, leur redonne une part de liberté désordonnée et remuante. Pour autant l’image montrée des hôpitaux psychiatriques reste exagérée, même pour l’époque.

Syndrome de McMurphy

Pour proposer un tel film, sur un tel sujet, il fallait à Milos Forman un groupe d’acteurs particulièrement brillants. Jack Nicholson, qui incarne McMurphy, possède déjà une certaine notoriété mais la plupart des autres acteurs sont encore globalement inconnus comme Danny de Vito, Brad Dourif, Christopher Lloyd ou Vincente Schiavelli. Nicholson est bien entendu excellent, capable d’un jeu magnétique, parfois à la limite de la possession. Il laisse planer le doute sur la folie réelle ou supposée de son personnage, tout en soulignant très bien la médiocrité de ses valeurs au début du film. Ce n’est pas un moindre mérite du film que d’employer cette image d’anti-héros blasé, vaguement nihiliste, pour représenter l’opposition face à une institution médicale immaculée dans tous les sens du terme. Nicholson se voit offrir une certaine liberté d’action par Milos Forman qui avoue dans une de ses interviews : « J’encourage beaucoup l’improvisation, mais 90 % des improvisations sont mauvaises et seules 10 % sont des merveilles ». Au vu de l’implication profonde de l’acteur dans ses rôles on peut imaginer combien il a pu profiter de cette direction souple. Pourtant, la mention spéciale va à Brad Dourif qui, à seulement 25 ans, campe avec justesse son personnage, allant jusqu’à simuler un bégaiement complexe car modulé par ses émotions.

Essayez de ne pas chialer

Le film tire un profit substantiel des jeux d’acteurs ; les cadrages sont souvent focalisés sur les visages pendant des laps de temps suffisamment longs pour en tirer la meilleure immersion possible. On ressent à la fois les troubles des personnages, mais aussi leurs émotions. Le style sobre, assez documentaire, est un trait assez net de la filmographie du réalisateur, qui plonge ses racines dans son histoire personnelle. Milos Forman était en effet Tchèque, il a donc connu le bloc de l’Est et en particulier l’acmé du totalitarisme stalinien des années 50. À cause de la censure il n’avait vu qu’assez peu de productions occidentales avant de voyager et il a connu les joies des films officiels du réalisme socialiste, calibrés au dernier degré, et traitant d’un monde idyllique prophétisé, très éloigné du réel. Du coup, lorsqu’il a commencé à avoir la possibilité de s’exprimer dans ce domaine, il en a gardé une fascination pour l’authenticité qui l’a conduit à vouloir avant tout montrer le réel. Le film est donc très sobre, ce que la musique ne vient jamais perturber. Elle est d’ailleurs plutôt singulière ; on la doit au compositeur Jack Nitzsche qui la réalisa en grande partie au glassharmonica, c’est à dire un harmonica de verre. Ses variations complexes et chevrotantes apparaissent très pertinentes pour suggérer l’ambiance, sans jamais être invasives.

Vol au dessus d’un nid de coucou est un film qu’il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie. Touchant, juste et bien écrit, il est en plus servi par un casting de premier choix. Son traitement sobre et immersif le rend pourtant éprouvant à regarder, car les drames qui se déroulent devant nous parviennent à nous impliquer émotionnellement. Rarement l’humanité ne paraît si belle et si terrible au sein d’un même film, sans tire-larmes faciles ou épanchements vulgaires.

Flavius

Le troll Flavius est une espèce étrange et mystérieuse, vivant entre le calembour de comptoir et la littérature classique. C'est un esthète qui mange ses crottes de nez, c'est une âme sensible qui aime péter sous les draps. D'aucuns le disent bipolaire, lui il préfère roter bruyamment en se délectant d'un grand cru et se gratter les parties charnues de l'anatomie en réfléchissant au message métaphysique d'un tableau de Caravage.

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